Lundi dernier, la mer était belle à Martil, du côté de Tétouan. L’eau était limpide, calme et fraîche (mais pas trop). Et surtout: pas la moindre méduse flottant entre deux eaux comme une mini-mine sous-marine prête à piquer l’estivant distrait. Un pur bonheur.
Après une bonne baignade, il était temps d’aller se sustenter au chiringuito le plus proche -le mot signifiant, vous ne l’ignorez pas, ‘paillote de plage’ en espagnol. (Soit (mau)dit en passant, ce chiringuito de Cabo Negro pratique des prix supérieurs à ce qu’on observe à Paris ou sur la Côte d’Azur. Suis-je le seul à m’en indigner?)
Bref, me voici attablé devant une pizza apparemment destinée à l’émir Obolan ou à un oligarque russe. C’est là que mon voisin de table, un vieux kroumir ayant la noble apparence de Socrate, me demanda, avec l’accent chamallow… pardon: avec l’accent chamali:
- La baignade fut belle?
Il avait sans doute remarqué que je portais un maillot de bain et que mes cheveux étaient encore mouillés. Je lui répondis fort civilement que l’eau était limpide, calme et fraîche et surtout qu’il n’y avait pas la moindre méduse flottant entre deux eaux. L’homme hocha la tête, aspira une gorgée de son ruineux jus de fruit, puis me demanda:
- Et savez-vous pourquoi il n’y a pas de méduse cette année?
- Non, mais vous allez me l’apprendre.
- Parce qu’il y a quelques requins au large qui gobent lesdites méduses avant qu’elles n’arrivent sur nos rivages.
- Sacrebleu!
- Sacrebleu indeed, me dit-il en darija. Le monde est bien fait.
Je me mis derechef à mastiquer ma dispendieuse pizza -qui, soyons honnête, était délicieuse. Mais Socrate n’en avait pas fini de ses élucubrations. Après quelques minutes de rêverie, il se pencha de nouveau vers moi.
- À votre avis, vaut-il mieux avoir des méduses ou des requins?
- C’est comme si vous me demandiez s’il vaut mieux avoir la peste ou le choléra.
- Vous avez tort. Permettez-moi de préciser ma question. Vaut-il mieux avoir des millions de méduses là où l’on se baigne ou quelques requins au large? Ces méduses trop proches vous pourrissent la vie au quotidien, elles peuvent vous gâcher votre matinée quasiment chaque jour. Quant aux requins, vous ne les croisez jamais, sauf accident extrêmement rare -dans ce cas, vous êtes cuits- mais pour la majorité des gens, ils sont utiles: ils empêchent justement les petits animaux aquatiques de leur empoisonner la vie.
- Vu comme ça… Vive les requins, monsieur!
Le chamali sourit mystérieusement, vida son jus de jujube, se leva, me salua d’une courbette et s’en fut vers son destin. Je pus finir ma pizza sans plus m’encombrer de cnidaires ni de squales.
Le soir, dans un restaurant de M’diq, je racontai à des amis l’étrange conversation que j’avais eu avec le Socrate de Tétouan. L’un d’eux, nommons-le Ghali, un sage «plein d’usage et raison», me demanda:
- Tu as cru qu’il te parlait de la mer?
- Et de quoi me parlait-il donc?
- Naïf… T’est-il arrivé de faire légaliser un document à la mouqata’a, ou d’en demander un à la Conservation foncière ou à la municipalité, ou plus généralement: as-tu jamais eu affaire à un petit fonctionnaire?
- «Horreur, horreur…» disait Kurtz dans Au cœur des ténèbres.
- Et les petits taxis? Et les gardiens de parking? Et les détaillants de toute sorte qui essaient constamment de gruger le client? Autant d’agaçantes méduses qui ne se calment que quand un gros requin les croque, pour notre plus grand bonheur. C’est de ça qu’il parlait, ton inconnu du chiringuito. Il ne parlait pas de la mer mais de notre beau pays.
Saisis, nous restâmes silencieux dans ce petit restaurant de M’diq, conscients que cette histoire de méduses et de requins valait bien un cours de Sciences Po.