Avant sa candidature à la présidence, tout le monde se rappelle de la visite d’Abdelmadjid Tebboune, en compagnie de l’ex-président Bouteflika, à un dignitaire soufi tijani dans le sud algérien. Tebboune se faisait presque pousser par Abdelaziz Bouteflika pour ramper et demander la baraka au cheikh. Bouteflika, ce jour-là, est devenu «l’historiographe» du dimanche de la Tijaniyya et, au lieu de parler des origines marocaines de l’école spirituelle, il a préféré lui accorder une version fantaisiste, liant ses racines à la zaouïa de Temacine, située dans le Souf, non loin de la frontière avec la Tunisie.
Une lettre fut adressée par Bouteflika aux congressistes, comme ce fut le cas lors de la tenue d’un second colloque sur la Tijaniyya à El Oued en 2008, proclamant que le soufisme devait être considéré comme un «bateau de sauvetage pour l’Algérie». Un vibrant hommage fut rendu, dans cette lettre, au fondateur et aux cheikhs de la Tijaniyya. La lettre rappelait surtout que la naissance du mouvement soufi avait eu lieu à Guemmar, dans la région de Touggourt, ce qui justifiait l’affirmation de l’algérianité de la confrérie selon l’historiographe Bouteflika et son successeur à la présidence.
Quant à Tebboune, il n’a cessé de marteler ses liens avec la Tijaniyya, mais pas avec l’histoire marocaine de sa ville natale, Mechéria, et de sa confrérie. À la suite des événements sanglants qui ont secoué le pays entre 1991 et 2001, l’Algérie adopta une politique pro-confrérique et surtout pro-Tijaniyya. Cette confrérie, dont on a brûlé les zaouïas et assassiné les sympathisants entre 1954 et 1963, est devenue subitement le chouchou de la politique étrangère algérienne. Mais ce n’est, encore une fois, qu’une récupération de la politique musulmane française.
Une histoire marocaine qui remonte au 17ème siècle
L’histoire du ksar de Mechéria, tout comme son économie, est liée aux caravanes du pèlerinage. Les ksour d’Abû Semghoun et de Chellala constituent une continuité avec la ville de Figuig ainsi qu’avec celles d’Aïn-Madhi et de Laghouat.
Selon Jean-Louis Miège, l’économie du ksar a été fortement touchée par la crise caravanière: les habitants ne vivaient plus que de l’artisanat, du commerce local et surtout de l’élevage et de la culture des palmiers. Pourtant, le ksar était né de sa fonction de relais pour les caravanes, jouant de sa situation géographique sur le plus important axe caravanier reliant les pays du Maghreb, d’Afrique et de l’Orient. Ce fut un lieu favorable au passage des hommes, des marchandises et des idées (in «Le commerce transsaharien», pp. 93-111, ROMM, n° 32, 1981-1982).
Au 18ème siècle, la région de Mechéria fut secouée par les tensions entre les Turcs et les sympathisants d’Ahmed al-Tijani. Ce dernier était placé sous la protection du sultan Moulay Slimane (1792-1822). Il parvint à fuir le Sahara – c’est ainsi que les sources algériennes et marocaines nommaient ces régions – pour regagner la ville de Fès. Il ne revint qu’une seule fois à Aïn-Madhi pour fonder la deuxième zaouïa, après celle de Fès, créée en 1800-1801.
Les villes ou ksour de Mechéria, al-Ghasoul, Abû Semghoun et Aïn-Madhi connurent la paix grâce aux rôles d’arbitrage joués par les saints marocains ou originaires du Maroc, tels qu’Ahmed Ben Nacer de la confrérie Naciriyya et Ahmed al-Tijanî, dont la famille avait émigré de la Sâqiyya al-Hamrâ vers la région de Safi, puis vers Aïn-Madhî. L’histoire de Mechéria, Aïn-Madhî et de tous les ksour environnants est liée à un personnage, souvent présenté comme un saint, dont la tradition situe l’origine soit au Maroc, soit dans la Sâqiyya al-Hamrâ (réputée comme terre des saints).
Par ailleurs, l’auteur de la «Tuhfa» rapporte une lettre de l’émir Abdelkader adressée à ses lieutenants, dans laquelle il parle du rattachement d’Ahmad al-Tijani aux Tejines et précise que le fondateur de la Tijaniyya est venu du Maroc pour s’installer à Aïn-Madhi (in Al-Jazairi, M.A., «Tuhfat al-zâ’ir fi ma’âtir al-’amir ‘Abd al-Qâder w akhbâr al-jâzâ’ir», Alexandrie, 1903, 2 vols, Vol. I, p. 80).
Il en va de même pour les sources coloniales, qui ont largement puisé dans la tradition orale et écrite, comme le montre ce témoignage de l’interprète militaire Arnaud sur le ksar de Aïn-Madhi: «D’après la légende et avant l’arrivée des Turcs, un certain saint nommé Muhammad, venu du Maroc, avait racheté l’emplacement de la ville aux Zerara et avait bâti avec l’aide des Marocains que sa sainteté avait attirés depuis le Maroc» (CAOM, FGGA, série H, 16H44, Arnaud, interprète militaire, Siège d’Aïn-Mahdi par El Hadj abd El-Kader ben Mohi Ed-Din (1838), 64 p.).
Ces ksour du sud algérien actuel ont vu circuler les monnaies marocaines, mais le voyageur al-Ayyachi conseille à son ami Said al-Mgildi (m. 1084H/1682) de s’en débarrasser à Abu-Semghun, qui est la limite du Maroc. Al-’Ayyâchi précisait qu’il était préférable de prendre des marchandises, comme les épices et les tissus, qui avaient dans ces contrées une valeur marchande supérieure à l’or (in Al-’Ayyâchi, «Risâla fi Manâsik al-Hajj», BGR, 2839D, dans un ensemble, pp. 261-75, pp. 264-265).
Le Président Tebboune devrait prendre l’exemple sur le savant Ibn al-Mechri
L’œuvre d’Ibn al-Mechri s’avère essentielle pour l’étude des origines de la Tijaniyya et pour attester de la marocanité de ses régions. Ibn al-Mechri parle lui-même de son retour à son ksar et dans son pays al-Maghrib, le jour même où il rencontra Ahmad al-Tijani à Challala (in «Ibn al-Mechri, Kitâb Al-Jâmi», Bibliothèque nationale de Rabat, manuscrit numéro G390, p. 50).
Ce qui prouve la marocanité de Mechéria, c’est qu’Ibn al-Mechri traite du phénomène du sharifisme, qui a marqué les régions sous souveraineté marocaine. Il en est de même des manuscrits des lettrés de ces régions, conservés uniquement à la Bibliothèque royale et nationale de Rabat.
Le caïd Riyyân Ibn al-Mechri (1820-1875), originaire de Mechéria, n’est-il pas devenu le chef politique du ksar d’Aïn-Madhi de 1853 jusqu’à sa mort en 1875? C’est grâce à ce Marocain de Mechéria que le lignage tijani d’Ayn-Mâdhî a obtenu le monopole de la direction spirituelle de la confrérie. Leurs descendants ont ensuite pu s’installer à Fès et dans d’autres villes marocaines après l’instauration du Protectorat en 1912.
Tebboune et l’ouverture des frontières au temps de la colonisation
Mechéria, cette ville marocaine, sera annexée, tout comme al-Ghâsoul et Abî Semghoun, à la suite du traité de Lalla Maghnia en 1845. Ce sont de hauts lieux de la Tijaniyya marocaine, puisque c’est à Abî Semghoun qu’Ahmed Tijani (1730-1815) avait fondé la Tijaniyya en 1781. Mechéria entra aussitôt dans le cercle des Tijanis anti-Turcs et pro-sultan Moulay Slimane. Cela explique pourquoi le sultan marocain refusa à trois reprises la signature du traité de Lalla Maghnia, réclamant à son représentant la reconnaissance par la France de la marocanité de ces villes et le déplacement de la frontière vers le Tafna et Maghnia.
Le débat houleux sur Maghnia, Mechéria et al-Ghâsoul a été rapporté par Lacroix et de La Martinière dans «Documents pour servir à l’étude du Nord-Ouest africain», T.I, pp. 30-33: «Le roi Louis-Philippe, craignant que cette convention commerciale ne fût cause de difficultés avec le Maroc, hésita à la ratifier. Il ne le fit que sur les instances pressantes du maréchal Soult. Les prévisions du roi ne tardèrent pas à se réaliser: le Sultan refusa toute ratification.»
Quelques années plus tard, toujours selon la même source, le sultan Moulay El Hassan, lors de sa visite à Oujda, réclama l’impôt aux tribus marocaines considérées comme habitant le territoire algérien: «Cet incident souleva quelque émotion sur la frontière, où le bruit courait, en même temps, que le Sultan voulait réclamer la Tafna comme limite des deux pays.»
Mais l’annexion de Mechéria à l’Algérie ne mit pas fin à l’activité confrérique et économique marocaine. Comme le prouvent les archives et surtout le journal Le Mobacher du 18 février 1893, qui évoque les échanges commerciaux entre Figuig et Mechéria jusqu’à la fin du 19ème siècle. Ce témoignage montre comment la ville de Figuig continua d’emprunter le réseau commercial du Touat avant son annexion, sept ans plus tard:
«Les relations commerciales avec Figuig et les tribus marocaines voisines continuent à être normales. Les commerçants de Figuig, qui s’approvisionnent dans le Tell, font généralement venir leurs marchandises par le chemin de fer jusqu’à Aïn-Sefra. Le tableau ci-dessous fait ressortir le nombre et l’importance des caravanes, qui ont traversé le territoire du cercle pendant le trimestre écoulé. Le 24 septembre, 14 hommes, 6 mulets, 3 ânes, venant de Figuig, chargés de vêtements, à destination de Saïda. Le 28 septembre, 15 hommes, 3 mulets, 45 ânes, 3 chevaux, venant de Doui-Menia, chargés de poils de chèvres et de vêtements, à destination de Mécheria, Tlemcen et Géryville, etc. (…) L’industrie des indigènes se borne à la fabrication de quelques vêtements grossiers qui sont utilisés sur place. La caravane des Hamyan pour le Gourara s’est mise en route le 26 novembre de Moghar-Tahtani. La caravane des nomades du Cercle d’Aïn-Sefra s’est mise en route pour le Gourara le 24 novembre, de Moghar-Tahtani. Les travaux de forage sont commencés à Mechera-El-Khonak depuis le 42 novembre. Jusqu’ici, on n’a pas encore découvert de nappe d’eau en cet endroit.»
Entre les années 1920 et 1950, les archives coloniales ont enregistré une nette baisse dans la collecte des ziâras dans l’ouest algérien et au sein des zaouias tijanies, wazzanies et naciries. Ces zaouias, de Mechéria à Tindouf, vivaient de donations provenant du Maroc et de l’Algérie. À partir de 1950, on signale un tarissement des ressources, et les cheikhs des zâwiyyas furent contraints de faire des tournées de ziâras dans l’Oriental, parfois jusqu’à Meknès et Fès, pour subvenir à leurs besoins.
Tebboune entre la voie tijaniyya et la voie des généraux
Entre le savant Ibn al-Mechri (m. 1809) et le général Ghali Belkheir, devenu depuis 2013 le spécialiste des questions religieuses en Algérie après la soutenance de sa thèse à l’IEP d’Aix-en-Provence, Tebboune n’avait pas d’autre choix que la géostratégie. La thèse soutenue par le général Belkheir, sous la direction d’un spécialiste du roman français et de l’imaginaire colonial et saharien, Jean-Robert Henry, porte l’empreinte de plusieurs officiers ayant travaillé d’arrache-pied pour réunir toute la documentation nécessaire à ce grand projet.
Résultat: le modèle qui devrait être suivi par l’Algérie n’est pas le Maroc, dont les confréries ont essaimé via l’Algérie vers le Hedjaz, et de l’Afrique du Nord jusqu’à la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Soudan et surtout le Sénégal. Selon ce général, l’Algérie a rejeté le modèle marocain, pourtant sociologiquement incontournable, pour opter pour celui du Sultanat d’Oman. La sanction contre tout ce qui est marocain ne date pas d’hier. Il s’agit aussi d’un héritage colonial transmis par les théoriciens de la Troisième République et son idéologie scientiste et positiviste.
Les généraux algériens ont opté pour le modèle du Sultanat d’Oman afin de contrer les islamistes du FIS. Le renouveau religieux, étudié par le général Ghali Belkheir, est actuellement promu en Algérie, fruit des efforts conjugués des plus hautes autorités de l’État, des autorités militaires, du ministère des Affaires islamiques et des médias (notamment la télévision nationale et les journaux Echorouk, Al-Moujahid, El Massa, Al Watan).
C’est une preuve, encore une fois, de maladresse et d’entêtement. Ne croyant plus à la marocanité de Mechéria et de la Tijaniyya, Abdelmadjid Tebboune a tout intérêt à se tourner vers le Sultanat d’Oman, l’Indonésie et le Yémen. Tebboune l’amnésique devrait se rappeler que l’histoire de sa ville natale est contenue dans les récits de voyages et les écrits tijanîs, déposés dans les bibliothèques marocaines. La littérature et la cartographie se sont inspirées de ces textes pour réaliser les premières cartes et tracer les voies stratégiques de la Tijaniyya marocaine, la seule ayant essaimé en Afrique noire. C’est une nouvelle approche pour mesurer le poids de la géohistoire.





