La Vallée Heureuse face à l’oubli

Mouna Hachim.

ChroniqueDans le Haut Atlas marocain, la vallée des Aït Bouguemez se dresse face à l’abandon. Ses habitants ont marché, non pour réclamer l’impossible, mais pour rappeler que ces territoires vivent, élèvent des enfants, soignent leurs anciens et méritent qu’on les regarde enfin.

Le 19/07/2025 à 11h01

Ils ont quitté leurs douars accrochés aux pentes, suspendus entre ciel et roc, ou blottis au fond des vallées, comme des témoins d’un monde enraciné, trop souvent oublié.

Ils ont marché droit, traçant eux-mêmes la ligne; à défaut qu’on la leur trace sur les cartes du développement.

Ni manifestes tonitruants, ni slogans creux. Juste le poids calme et puissant d’une population qui avance d’un pas déterminé, pour rappeler qu’elle existe, contre vents et tourments.

Le 9 juillet, des centaines d’habitants, principalement des hommes, issus de près d’une trentaine de douars de la vallée d’Aït Bouguemez, dans le Haut Atlas central, ont entamé à pied une marche d’un jour et demi vers le siège de la province d’Azilal, après une halte nocturne au village d’Aït M’Hamed. Ils auraient poursuivi leur élan jusqu’à Béni Mellal-Khénifra, centre du pouvoir régional, si les montagnes elles-mêmes ne s’étaient dressées, comme autant de remparts, entre eux et ceux qui devraient les représenter.

Mais le message, lui, avait déjà franchi les sommets.

Cette marche, ils l’ont baptisée avec une puissante sobriété: la marche de la dignité.

Ce qu’ils demandent, quand les recours s’épuisent et que leurs appels s’évanouissent dans les couloirs sans fond de l’administration, comme des échos sans retour?

Nul privilège. Seulement ce qui devrait aller de soi. Un rappel, tranquille et ferme, que ces territoires existent, vivent, élèvent des enfants, soignent leurs anciens…

Sortir de l’enclavement.

Élargir les axes, par-delà les cols de Tizi n’Terghist ou d’Aït Abbas. Disposer d’un médecin permanent dans le seul centre de santé de la région. Envoyer ses enfants dans une école communautaire digne de ce nom, sans craindre qu’ils décrochent faute de moyens de locomotion. Généraliser le réseau téléphonique et Internet pour suivre l’école à distance, rester en contact avec ses proches, ne plus disparaître des écrans comme on disparaît des décisions.

Simplifier les procédures d’urbanisme pour bâtir sereinement, sans tracas ni transgressions. Avoir des infrastructures de base: un terrain de sport, un centre culturel, un lieu pour former les jeunes aux métiers de la montagne. Construire des barrages collinaires pour retenir l’eau, prévenir les crues et ne plus regarder les récoltes se flétrir, comme les rêves qu’on n’ose plus formuler.

Continuer à vivre dans ce berceau, par attachement viscéral à une terre nourricière, même quand tout pousse au départ, sans jamais tourner le dos à cette vallée qu’on appelle Heureuse.

Heureuse, dit-on. Sans doute parce qu’elle se donne à voir dans une beauté éblouissante, vêtue dès les premiers souffles du printemps, de verts tendres qui remontent les pentes comme une promesse.

Heureuse dans son équilibre précaire, où l’intelligence humaine coexiste avec la richesse végétale et la variété du vivant.

Heureuse, par cette harmonie de paysages qui apaise alpinistes et randonneurs, et flatte les regards lisses qu’on projette sur elle dans les brochures aux pages satinées.

Mais la beauté ne fait pas rempart à l’oubli.

La poésie des vallées ne soigne ni les corps, ni l’absence.

Et le nom, aussi éclatant soit-il, ne suffit pas à réparer l’abandon.

Désormais, la montagne répond.

À Aït Bouguemez, la marche de la dignité a ouvert une brèche.Et dans cette faille, d’autres voix ont surgi. Moins d’une semaine plus tard, un nouveau cortège s’est mis en route, silencieux, déterminé.

Cette fois, ce sont les habitants d’Agoudi N’lkhir qui ont quitté les vieux sentiers pour rejoindre le siège provincial d’Azilal.

Leurs demandes tiennent en peu de mots, mais leur poids est immense dans le quotidien. Elles concernent d’abord la route Agoudi N’lkhir–Aït Mazigh, laissée en suspens depuis un an et demi pour devenir le symbole d’une attente figée.

Sept kilomètres seulement —unique trait d’union entre leurs trois douars et le reste du monde— sont restés inachevés. Sept kilomètres qui décident de tout: d’une rentrée scolaire ou d’un décrochage, d’un soin accessible ou d’un drame évitable, d’une voie de communication ou d’un enfermement.

Car là où l’asphalte s’arrête, les enfants cheminent sur des sentiers usés, parfois juchés sur une mule, les malades sont hissés sur des épaules, comme jadis, au temps des premiers secours, faute d’alternative. Et les saisons, dans leur froid implacable, décident, impassibles, du sort des vivants.

Pour le reste, que ce soit à Agoudi N’lkhir ou à Aït Bouguemez, les besoins sont clairs, similaires, si élémentaires qu’il ne faudrait pas un plan d’État, juste un peu de volonté.

Même marginalisation. Même lenteur. Même lassitude face aux promesses suspendues. Et cette même volonté, tenace, d’en finir avec la solitude. Car entre ces vallées qu’on admire de loin, il y a un lien invisible: elles savent marcher quand on ne vient plus à elles.

Ce n’est pas un soulèvement, mais un rappel à l’ordre du réel. Celui d’un certain monde rural qu’on regarde à peine, et qui, dans sa marche lente, trace les lignes d’un avenir plus équitable.

Ce n’est pas une crise passagère. C’est un signal. Une boussole renversée qui oblige le pays à s’intéresser davantage aux périphéries délaissées.

Ce n’est pas un simple retard, c’est une fracture, pas seulement territoriale, mais aussi une fracture de regard, entre discours politique et réalité vécue, entre centre et périphérie, entre ce qu’on montre sans le voir, ce qu’on célèbre sans écouter.

Là où les projets de développement arrivent au compte-goutte, quand ils ne se résument pas à des paroles attendues, promettant de vagues perspectives aux zones enclavées, dictées, le plus souvent, par l’urgence du moment. Comme si prêter l’oreille aux marges n’était possible que sous pression.

Les politiques locales? Souvent muettes, jusqu’à ce qu’une caméra s’allume ou qu’une échéance électorale pointe le bout du nez.Et lorsque certaines figures partisanes —restées silencieuses pendant des années, alors même qu’elles étaient aux commandes, sans initiatives notables ni résultats probants— tentent soudain de rejoindre, voire d’instrumentaliser le mouvement, c’est avec un cynisme doublé d’opportunisme… et une bonne dose de tartufferie.

Et pourtant, cette Marche de la dignité mérite mieux que d’être récupérée à des fins politiciennes, ou transformée en marchepied pour des ambitions ternies.

La montagne, elle, ne manque ni de ressources, ni de leçons d’abnégation et de générosité: une agriculture patiente et résiliente; un potentiel d’écotourisme prometteur; une jeunesse enracinée, tournée vers l’avenir; des richesses enfouies; des forêts profondes; des savoir-faire ancestraux; un artisanat vivant...

Non, cette montagne ne demande pas l’impossible; elle donne sans compter. Elle offre des voies chargées d’histoire, un art de vivre, porté par des coutumes et des rituels encore vibrants. 

De compassion, elle n’a nul besoin, mais d’actes concrets, d’une écoute responsable, d’une citoyenneté pleine et entière, portée par une lucidité politique rare.

Car écouter la montagne, c’est revenir à l’essentiel: comprendre qu’aucun avenir ne se construit en laissant ses foyers de vie dans les creux de l’oubli.

Par Mouna Hachim
Le 19/07/2025 à 11h01