J’aurais pu, cette semaine, vous parler du Soudan où deux armées, l’une officielle, l’autre paramilitaire, s’affrontent et font des dizaines de morts. Le Soudan où une révolution intelligente a failli aboutir à un régime démocratique.
J’aurais pu aussi commenter la brutalité de l’armée et de la police israéliennes qui sont entrées à l’intérieur de la mosquée Al Aqsa, à Jérusalem, empêchant les musulmans de prier. Cette violence est devenue banale et admise par la plupart des médias occidentaux.
Tant d’images de violence quasi ordinaire nous parviennent du monde et, après un moment de stupéfaction, on passe à autre chose, car notre impuissance est égale à notre dégoût.
Et puis, je me suis dit que le quotidien du citoyen marocain est, à un autre niveau, parsemé d’une autre violence, une violence qui ne tue pas, mais qui abîme les nerfs et la raison.
On devrait classer les pays par le niveau de leur administration. Nous avons hérité des Français ce qu’il y a de pire dans la bureaucratie. Et nous avons ajouté un peu de notre imagination, de notre malice et aussi de notre envie de maltraiter l’administré.
On m’a rapporté des anecdotes que même Kafka n’avait pas imaginées. Nous sommes plus forts que l’écrivain tchèque qui s’exprime en langue allemande. Nous l’avons dépassé en arabe et en français. Nous lui avons dit: «va, nous sommes plus malins que toi! Tu n’as rien vu».
C’est Kafka qui, face à tant d’absurdité, a écrit: «On ne voit que le vide, on cherche dans tous les coins et l’on ne trouve pas…» Le vide et le néant.
La première anecdote est banale:
Un jeune homme, appelons-le Ali, vient de perdre son père. Entré dans une clinique de Tanger, ce père y rendra l’âme neuf jours plus tard.
Facture à régler pour pouvoir sortir le corps de la morgue: 90.000 DH. Il n’avait pas subi d’opération. Son état était grave et il n’y avait rien à faire. Au lieu de renvoyer le malade chez lui, des médecins se sont mis à lui faire une série d’analyses tout en sachant pertinemment qu’elles ne servaient à rien. Il fallait juste justifier le montant exigé.
Le détail de la facturation est aberrant: chaque matin, le cardiologue fait sa visite d’une durée maximum de trois minutes. Facturée. Après le cardiologue, il y a la visite du pneumologue. Même facturation, ainsi de suite. La famille, plutôt modeste, a eu du mal à réunir les 90.000 DH pour pouvoir enterrer le défunt. On les prévient: le séjour à la morgue n’est pas gratuit.
Enfin, sorti de là, le pauvre homme eut des funérailles bâclées à cause du manque de moyens. Au chagrin et au deuil, ces gens ont ajouté l’escroquerie.
Lu ce matin dans la presse: le ministre délégué auprès de la ministre de l’Économie et des Finances, chargé du Budget, Fouzi Lekjaa, a affirmé lundi à Rabat que le chantier de la couverture médicale et la réforme de la protection sociale «avancent dans la bonne voie, conformément aux agendas préétablis».
Deuxième anecdote:
Un dossier est constitué pour que la CNSS (Caisse nationale de sécurité sociale) fasse un remboursement des frais avancés. Ali et ses frères sont entrés là dans un tunnel dont ils ne voient pas l’issue depuis dix-neuf mois.
En dehors des ordonnances et des factures de la clinique, il fallait présenter un certificat de «femme unique» de la veuve. Il fallait prouver que le défunt n’avait qu’une seule femme. Pas de polygamie. Voilà que les enfants se présentent avec leur mère devant un adoul qui a posé des questions embarrassantes avant de rédiger ce fameux certificat.
Tout a été remis en ordre à la CNSS. Le dossier est complet, et le remboursement ne vient toujours pas. La famille n’a pas reçu un centime de remboursement alors que le père avait cotisé toute sa vie active. Chaque fois qu’ils réclament, on leur dit «le dossier n’est pas complet!», sans préciser quel document manque. Une façon de faire durer le plaisir.
Troisième anecdote. C’est la meilleure, la plus inattendue, celle qui a réveillé Kafka de son profond sommeil:
Le défunt a laissé peu de choses, mais il fallait clore son compte en banque et retirer le solde. Un des agents de la banque réclama, ce qui est tout à fait normal, un certificat de décès. Ali lui apporte le papier où le décès a été constaté, tel jour, telle heure, avec l’adresse et une copie de la Carte d’identité nationale.
L’agent lit le certificat et se tourne vers Ali:
– Il n’est pas valable.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il date.
– Mais c’est la date exacte de la mort de notre père.
–Oui, mais moi, j’ai besoin d’un certificat plus récent.
Ali s’énerve:
– Mais mon père n’a pas ressuscité!
– Je sais, mais j’ai besoin d’un certificat datant de moins de trois mois.
– Mais mon père est mort, il y a plus d’un an et demi.
– Ce n’est pas mon problème. Sans ce papier récent, je ne peux pas toucher à son compte.
Entre-temps, la mère des enfants est décédée. L’agent dit:
– Elle est en règle, elle! Son certificat de décès date de deux mois et cinq jours. Il est valable. Sauf qu’elle n’a pas de compte chez nous.
Il y a de quoi devenir fou. Jusqu’à présent, le compte bancaire est toujours ouvert au nom du père décédé. Impossible de le fermer et de remettre le solde aux enfants. Lesquels se sont découragés. Ils m’ont demandé de raconter leur histoire qui est certes incroyable, mais vraie!
Franz Kafka a décidé de faire un tour dans l’administration de notre pays. Ses adeptes l’ont dépassé et lui, il est reparti chez lui, convaincu que la stupidité humaine est certes universelle, mais qu’elle est particulière dans certains pays.
Dépité, Ali, me dit: «Pour vivre dans ce pays que nous aimons, il faut non seulement avoir les nerfs solides, mais aussi un bon sens de l’humour, sinon on crève, car la bêtise, comme le tabac, finit par tuer!».