Du temps que j’enseignais l’économie, je demandais parfois à mes étudiants de lire un article publié en 2001 par trois auteurs (Acemoglu, Johnson et Robinson) dans la prestigieuse American Economic Review, sous le titre The Colonial Origins of Comparative Development; mais, machiavélique que j’étais, je commençais par donner la conclusion de l’article avant qu’ils ne le lisent. Elle vaut le détour, cette conclusion. Accrochez-vous, les gars.
Voici d’abord la question: pourquoi le Mexique est-il bien moins riche que les États-Unis? (Notons que le nom officiel du pays de la tequila est Estados Unidos Mexicanos.) Même chose pour l’Afrique du Sud, moins développée que la Nouvelle-Zélande. On peut multiplier de telles paires dissonantes.
Et voici la stupéfiante conclusion des auteurs après une étude rigoureuse: là où les Européens ont massacré (presque) tous les indigènes, les pays sont aujourd’hui riches; là où ils les ont épargnés, le revenu a stagné et les pays ne se sont pas développés.
Concrètement, les États-Unis sont riches parce que les Indiens ont été tués ou parqués dans des réserves. Le Mexique est peu développé parce que les colons européens n’ont pas éradiqué la descendance des Aztèques. On peut en déduire que si on envahit et colonise un territoire, on serait bien avisé d’en exterminer la population.
Mes étudiants étaient naturellement choqués par l’aspect «raciste» de cette conclusion. Ils croyaient qu’elle disait ceci: les indigènes étant supposés inférieurs en intellect, en ingéniosité et en éthique du travail, il vaut mieux s’en débarrasser pour que les colons européens et leurs descendants ne soient pas freinés par ce poids mort et puissent développer le territoire conquis.
Ce n’est qu’en lisant l’article qu’ils comprenaient que le raisonnement, loin d’être raciste, disait tout autre chose. En fait, il s’agit des institutions, de la démocratie et de l’État de droit.
Quand les colons européens exterminent les indigènes, la conséquence est qu’ils restent entre eux; et puisqu’ils restent entre eux, ils reproduisent le modèle des pays dont ils viennent. Ils construisent un État moderne, qui fait respecter la loi, qui garantit les libertés, la sécurité, la propriété et l’égalité devant la justice. Tout cela favorise le développement du pays et on obtient en fin de compte les States.
En revanche, quand les colons européens restent minoritaires, tout en étant les «patrons», ils n’ont aucun intérêt à construire un État de droit puisque leur prospérité dépend de l’exploitation des indigènes, auxquels ils ne faut surtout pas donner de droits. Or sans État moderne, sans respect de la loi (la même pour tous), sans libertés ni justice, on ne développe pas un pays. Et on obtient le Mexique.
Après avoir lu soigneusement l’article d’Acemoglu, Johnson et Robinson, mes étudiants étaient revenus à de meilleurs sentiments. Et la discussion pouvait s’engager.
Vous vous demandez peut-être pourquoi j’évoque ces souvenirs d’enseignement, pourquoi précisément aujourd’hui? Eh bien, c’est parce que le conflit israélo-palestinien s’éclaire d’un jour nouveau quand on le pense selon le mécanisme détaillé ci-dessus. Les colons, souvent d’origine américaine, reproduisent inconsciemment le modèle cowboy: il s’agit d’éliminer les Palestiniens comme le furent les Indiens. Certains de leurs compatriotes semblent préférer le modèle mexicain: faire des autochtones des citoyens de seconde classe, taillables et corvéables à merci.
Pourtant, l’article que j’étudiais avec mes étudiants indique une possible troisième voie. On n’est pas obligé de répéter l’Histoire, c’est-à-dire de choisir entre le modèle américain et le modèle mexicain: on peut développer le pays en donnant à tous ses habitants, indigènes ou nouveaux venus, les mêmes droits, garantis par l’État, en particulier l’égalité devant la loi.
D’ailleurs, ce ne serait que justice: l’indigène, comme son nom l’indique, est chez lui en son pays…