Au Maroc, les campagnes de recensement ont toujours donné lieu à des polémiques. Qu’on oublie sitôt la campagne terminée! On polémique pour ceci ou cela, pour tout et son contraire. On se plaint parce que la règle est de se plaindre.
Alors on se pose toutes les questions du monde… Pourquoi maintenant? Pourquoi ça coûte si cher? À quoi bon? À qui profite le «crime»? Qui tire les ficelles? Qui va empocher le jackpot? Pourquoi telle question et pas l’autre? Qu’est-ce qui m’oblige à répondre sincèrement à leurs questions? Et si toutes ces informations étaient utilisées, un jour, contre moi?
Cela n’a rien à voir avec le HCP d’Ahmed Lahlimi. Ça touche à autre chose, qui a plus à voir avec notre rapport à l’État et à son incarnation la plus directe: l’administration. Qui est avant tout un adversaire!
Il y a ce dicton de grand-mère qui a bercé l’enfance de générations entières: «Méfie-toi du feu, de la mer et du Makhzen!». Dans la vie de tous les jours, le Makhzen, c’est l’administration.
Dans ce rapport à l’administration, il y aura toujours une dose de méfiance, une réticence, une crainte. Ce n’est pas de la pudeur, mais de la paranoïa. Un homme peut vous raconter sa vie en quelques minutes, et dans ses détails les plus gênants. Mais si vous vous présentez au nom d’une administration, ou même un institut de recherche scientifique, votre homme se fermera comme une huître et ne vous dira plus rien. Si vous insistez, il fera de son mieux pour vous livrer de mauvaises réponses.
Dans le doute, on ne se livre pas, on se protège. Alors on ment.
Comment expliquer cela? Comment dépasser cette résistance mentale, ce blocage?
La rétention de l’information ne s’arrête pas à ce rapport avec l’administration, petite incarnation du Makhzen-État. Elle s’étend à d’autres interfaces. L’enquêteur souriant est une substitution de l’agent d’autorité, du chercheur en quête de statistiques ou même du médecin. Ils représentent tous une forme d’autorité et renvoient à une violence potentielle. C’est à qui dégainera le premier. Le rapport de forces l’emporte sur le rapport humain. Et ce rapport de forces est forcément défavorable au «sondé». Qui se défend comme il peut!
Pour revenir à la campagne de recensement menée actuellement par les équipes du HCP, il faut comprendre que l’enjeu n’est pas seulement de déterminer «Combien sommes-nous?», mais surtout «Qui sommes-nous?». La vérité du combien n’est pas celle du qui.
Pour comprendre la difficulté, il suffit d’imaginer que les enquêteurs qui se présentent à la porte vous demandent d’entrée: «Bonjour monsieur (ou madame)… Qui es-tu?». Le fameux «Ckoun nta». Une question existentielle posée par de parfaits inconnus!
La tentation est alors grande de congédier les intrus en prétextant qu’ils se sont trompés d’adresse. Et de se dire que, de toute façon, ils n’ont qu’à demander au moqadem: il sait déjà tout de moi!