Ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’un juge corrompu est attrapé la main dans le sac. C’est notre malheur, notre mauvais sort.
Le journal Al Massae nous apprend ces jours-ci qu’un «juge de Laâyoune» a été admis à la prison de Loudaya (Marrakech), dans l’attente de son procès. «Il avait été arrêté suite à une plainte déposée par un citoyen qui disait que le magistrat lui réclamait la somme de 130.000 DH en contrepartie d’un jugement favorable dans une affaire portée devant la Cour d’appel de Laâyoune».
Schéma classique. Deux personnages en quête d’une pièce à jouer en plein jour, courant parfaitement le risque de se faire attraper. Un corrupteur et un corrompu. Il n’y a pas de metteur en scène, juste des choses non dites, non écrites et qui fonctionnent depuis si longtemps.
Dernièrement, j’ai entendu les propos d’un homme d’administration, enregistré par un ami qui se plaignait de la somme exorbitante qu’il lui demandait pour délivrer un document essentiel dans une affaire immobilière. Il lui disait clairement, sans utiliser des phrases sibyllines du genre «un café» ou «une tedouira»: «Je veux demain cent cinquante mille dirhams en espèces, quinze millions, sinon, pas la peine de m’appeler ou de revenir me faire perdre mon temps».
Révolu le temps où le corrompu parlait par métaphores. Le langage est devenu clair et les choses sont dites sans la moindre honte.
L’enregistrement ne vaut pas une preuve matérielle. On peut aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, faire dire n’importe quoi à n’importe qui. Mais le fait de l’avoir entendu parler de la sorte veut dire que la corruption n’est plus un tabou, quelque chose d’illégal, d’immoral et de «dégueulasse».
La honte et la pudeur ne sont plus des valeurs qui ont cours dans le Maroc d’aujourd’hui. La violence a pris le dessus dans plusieurs domaines. L’argent facile, la rapacité, le vol, la course à se remplir les poches sans travailler ont remplacé la morale.
Mais je ne vais pas vous ennuyer à vous causer de morale. Je voudrais dresser le tableau de la meilleure façon pour un corrompu de réclamer de l’argent clandestin, flouss lehram.
Première précaution, surtout quand on occupe un poste de magistrat: ne pas apparaître, avoir sous la main un courtier, une espèce d’agent qui sert d’intermédiaire entre le corrompu et le corrupteur. En changer souvent, pour ne pas donner des idées de chantage à l’intermédiaire.
Deuxième précaution: ne pas dépenser rapidement les grosses sommes obtenues. Rester modeste et se faire oublier des services du fisc. Ne pas étaler ses richesses indues prises dans la poche d’un citoyen qui n’avait que ce moyen pour que son affaire soit réglée.
Troisième étape: payer le courtier, sinon, ce sera lui qui vous dénoncera. D’ailleurs, la plupart des cas arrivés en justice y ont été amenés par un «témoin» qui a un compte à régler. La délation est courante.
Je me souviens d’une juge, qui avait l’air intègre, et qui faisait apparemment bien son travail. Je me suis dit: «Les femmes sont en général plus intègres que les hommes».
Un jour, je fus accosté dans la rue par un homme bien habillé qui m’invita à prendre un café, soi-disant pour parler littérature. Au café, il m’a raconté ma vie, mes problèmes, mes difficultés au tribunal. Il était au courant de tout. Tout en me demandant une dédicace sur un vieux livre de poche, il m’a lancé cette phrase inoubliable: «Vous savez, mon grand-père me disait, quand il y a un problème, il n’y a qu’une solution: mettre un peu d’huile dans les rouages, et tout s’arrange».
L’huile dans les rouages s’est transformée, sur un bout de papier sale, en un chiffre de plusieurs dizaines de milliers de dirhams.
Ajoutant à cela: «Moi, je ne fais que vous rendre service. Quand je vous ai vu l’autre jour au tribunal, vous m’avez fait pitié. C’est honteux qu’un homme si distingué comme vous soit obligé d’être dans ces lieux faits pour les pauvres».
Je n’ai pas dit un mot. Mais ma décision était prise. Jamais je ne donnerai un centime pour que mon affaire soit réglée.
Quand il est revenu à la charge, une quinzaine de jours plus tard, je lui dis: «Vos conseils m’ont aidé et j’ai déposé plainte contre vous pour tentative d’extorsion».
En fait, je lui fis peur. Il disparut comme il était apparu et mon affaire a été finalement jugée après quelques mois d’attente et de résistance. Mon avocat connaissait ma décision: «pas de corruption». Et si tout le monde en faisait autant, les corrompus et leurs courtiers seraient au chômage. Inutile de vous dire que j’avais perdu mon procès. Heureusement, ce n’était pas d’une importance vitale.
Celui qui me fit la leçon fut un jeune homme que j’employais comme chauffeur, car à l’époque, j’avais perdu mon permis de conduire. Il me dit: «Avec tout le respect que je vous dois, vous ne pouvez pas vivre dans ce pays si vous résistez comme vous le faites. Vous auriez pu gagner votre procès, et vous seriez aujourd’hui débarrassé d’un problème; mais vous avez des principes, et je crois que vous faites partie de cette minorité qui refuse de donner quelques billets pour arranger ses affaires».
J’aurais pu lui faire la leçon à mon tour. Mais il était si sûr de lui que je n’ai rien dit.
Le plus beau pays du monde est ainsi. Un jour, peut-être, les pratiques immorales cesseront. On disait ça, dans les années soixante-dix. L’époque où je publiais «Moha le fou, Moha le sage», un roman qui dénonce toutes les injustices et en particulier la corruption. Et les temps n’ont pas changé.
En ce début du mois sacré de ramadan, espérons que ce sera le mois des valeurs revenues, valeurs d’intégrité et de respect, et du retour de la spiritualité dont le rôle est de nous sauver de ce qui nous égare et nous trompe.