Vous connaissez sans doute Kénitra, capitale agricole du Maroc, quatrième pôle industriel de la Chérifie. Kénitra et son énergique maire PJD (1), Aziz Rabbah, ministre de l’Equipement et des Transports ; la jeune centenaire Kénitra, le «ponceau» (un petit pont) mais qui, de 1932 à 1956, s’appela Port-Lyautey car l’ancien résident général n’avait pas voulu qu’on donne ce nom à Casablanca; Kénitra et sa splendide mairie Art déco (mais qu’est devenu le grand portrait de Lyautey qui l’ornait ?...), son église transformée en banque, sa nuée de nids de cigogne et aussi son boulevard Mohammed V, la plus longue artère d’Afrique (35km) ; vous avez peut-être même entendu parler de l’écrivain pied-noir marocain, Jean-Pierre Koffel (1932- 2010), qui choisit de vivre puis de terminer ses jours à l’ombre du temple protestant de Kénitra, etc.
Mais connaissez-vous les anguilles de Kénitra? Non? Eh bien, sachez que vous devez vous mettre à la page car grâce à ce poisson 100% kénitréen, le «Petit Pont» est désormais aussi célèbre en Asie jaune gourmande (Japon, Corée du Sud, Chine, communautés asiatiques d’Amérique, etc.) que Bordeaux pour ses vins, l’Alsace pour sa choucroute et la Suisse pour sa fondue au gruyère. Et cela grâce à un entreprenant jeune couple franco-marocain, Jérôme et Sanaâ Gurruchaga, au patronyme basque bien frappé et maintenant bien ancré au flanc aquatique du Gharb.
Je suis donc allé, pour le360, voir le lieu inconnu d’où est partie cette renommée asiatique. Tout au bout de l’ancien port fluvial de Kénitra, malgré les réticences de mon taxi et après d’interminables terrains vagues couverts d’immondices survolées par mouettes et mikas, nous voici enfin devant un bloc industriel, flambant comme un sou neuf, blanc et bleu, et portant à son fronton NOUNEMAROC AQUACULTURE (2).
C’est en 2006 que la société animée par le couple Gurruchaga a loué, avant de l’acheter en 2011, le terrain où se dresse à présent l’usine-modèle dont la production anguillère a commencé dès 2007. L’inauguration officielle, en présence de deux ministres en exercice dont le maire de la ville et de Mme le wali (3), a eu lieu en 2013. Nounemaroc fait naturellement partie du grand projet national «Maroc vert».
Les Marocains, pour le moment, ne consomment pas d’anguilles. La totalité de la production annuelle de Nounemaroc (365 tonnes, avec le projet de passer bientôt à 700 tonnes) est exportée vivante, par avion, vers l’Extrême Orient – où les plus beaux spécimens de ces anguillidés seraient servis sur la table de la famille impériale nipponne (comme ce fut jusqu’à tout récemment le cas pour une variété de champignons cultivée à Kénitra).
Ces anguilles, qu’il ne faut pas confondre avec des aloses et lamproies, sont au départ des civelles ou pibales, minuscules alevins, naturellement présents dans le fleuve Sebou, où leur collecte pour les viviers de Nounemaroc est aujourd’hui effectuée par 700 pêcheurs du cru, ravis de cette aubaine. Sur le site d’élevage même travaillent quinze personnes, sans compter une centaine d’emplois indirects. On est fasciné de voir frétiller, se dresser, se tortiller, dans 80 bassins d’eau pure, des centaines de milliers d’anguilles venant happer une farine de poisson danoise, garantie sans antibiotiques; une farine qui, paraît-il, donne sa saveur, si prisée des gourmets d’Asie, aux anguilles kénitréennes, alors que leurs concurrentes chinoises, d’une espèce différente et nourries différemment, seraient fades…
Les anguilles du Sebou, et c’est là sans doute l’essentiel, constituent une jolie source de devises fortes pour le Trésor marocain. Donc «coup de chapeau» sans réserve à cette initiative privée réussie à force de travail au Maroc et d’études fines des marchés extrême-orientaux.
(1) Le parti islamiste Justice et Développement (PJD) conduit l’actuelle coalition gouvernementale marocaine.
(2) Noun : anguille en arabe
(3) Gouverneur, préfet en arabe