Il est bien dommage que tous ceux qui savent vraiment comment il faudrait gérer notre pays soient trop occupés à conduire leur taxi, à couper les cheveux de leur clientèle ou à siroter un ness-ness à la terrasse d’un café.
C’est la réflexion que je me suis faite il y a quelques jours en regardant la plaine de la Chaouia défiler devant mes yeux pendant qu’un chauffeur m’expliquait doctement comment on pouvait combattre la hausse des prix (il suffit que l’makhzen les fixe une fois pour toutes); comment on pouvait devenir un pays développé (y a qu’à interdire toute importation et tout fabriquer nous-mêmes); comment on pouvait enrichir tous les citoyens (y a qu’à confisquer le magot de Untel, Untel et Untel -il me donna vraiment les noms de trois hommes d’affaires jouissant d’une belle fortune- et distribuer cette manne ‘au peuple’); comment on peut mettre fin au fléau du chômage (dès que quelqu’un atteint ses dix-huit ans, on lui donne le poste d’un ‘ancien’ qu’on met à la retraite… mais (attention, l’astuce est là!) payée au même taux que son dernier salaire (et les deux sont contents, non?); etc.
J’aurais pu lui répondre point par point, en économiste, et lui prouver l’inanité de ses propositions -mais à quoi bon? Ça n’aurait pas changé d’un iota ses convictions. Depuis qu’on a remplacé les professeurs et les (vrais) experts par des individus calés dans le siège conducteur de leur Fiat 127, vociférant, gesticulant et postillonnant devant une mini-caméra fixée au rétroviseur, le tout baptisé ‘chaîne YouTube’, toute autorité intellectuelle semble avoir disparu.
«Les dégâts commis dans le monde entier par la disparition de l’expertise et du concept de vérité, avec les fameux ‘faits alternatifs’, sont incommensurables.»
Il ne s’agit pas seulement de notre beau pays. Les dégâts commis dans le monde entier par cette disparition de l’expertise et du concept de vérité (avec les fameux ‘faits alternatifs’) sont incommensurables. Voici les résultats d’un sondage tenu il y a quelques mois aux États-Unis (Harris Poll for The Guardian du 25 mai 2024). Résultats:
- 56% des sondés pensaient que les États-Unis étaient en récession; or ils étaient en pleine croissance.
- 50% affirmaient que l’indice boursier S&P était à la baisse depuis le 1er janvier; en fait, il était largement à la hausse.
- 49% soutenaient que les chiffres du chômage étaient les pires depuis cinquante ans; en réalité, ils étaient les meilleurs depuis cinquante ans!
Ce qui est extraordinaire, c’est que les ‘vrais’ chiffres sont publics et aisément accessibles: il suffit de consulter le site des départements concernés, ou le Wall Street Journal, ou la chaîne d’information en continu Bloomberg, etc. Alors, comment expliquer qu’un Américain sur deux ignore totalement la réalité? Eh bien, c’est parce qu’il préfère regarder un hurluberlu brailler sur YouTube ou un politicard mentant effrontément.
Nous ne faisons pas mieux.
Chez nous, il y a les Bouazza incultes qui, informés par Moui Na’ima sur YouTube, croient savoir comment gérer le pays et régler en un clin d’œil tous nos problèmes; et il y a ceux qui essaient, aux postes où ils sont, de le conduire vaille que vaille à travers ses nombreux défis.
Essayons de résister à l’instinct bouazzique du lynchage gratuit de ces derniers. Regardons plutôt les vrais chiffres, les vraies contraintes, et laissons travailler ceux qui travaillent…