Azemmour, berceau de mon ascendance paternelle, est une ville chère à mon cœur; on y trouve quelque part un antique ‘derb Laroui’ et le Centre culturel porte le nom de mon oncle; et pourtant j’évite de m’y rendre ces jours-ci parce qu’un autre crève-cœur s’est ajouté à ceux que je ne cesse de déplorer dans ces colonnes, la saleté repoussante des rues -on déambule parmi les immondices-, la destruction de bâtisses centenaires dans la vieille ville, la laideur des nouveaux quartiers (des cubes percés de trous conçus par un mâalem Bouchaïb, le crayon sur l’oreille, moustachu, illettré dans toutes les langues et plus encore dans le langage de l’architecture), l’insécurité dès la nuit tombée (des types louches, sniffeurs drogués, rôdent…), etc. N’en jetez plus!
Donc, un autre crève-cœur s’est ajouté à ceux-là. Il s’agit de la place dite ‘de la muraille’. Allez-y voir -ou plutôt non, n’y allez pas, je l’ai fait pour vous, inutile d’ajouter votre désarroi au mien.
Il fut un temps où cette place centrale abritait un grand jardin. Vous en souvenez-vous, Zemmouris d’ici et d’ailleurs? Des retraités paisibles y passaient la journée, formant plusieurs cercles où l’on jouait aux cartes (touti, ronda…), on y trouvait des jeux pour enfants, des rombières assises sur l’herbe y échangeaient des potins. Certes, ce n’était pas la Grand-Place de Bruxelles, ce n’était pas la Sultanahmet d’Istamboul, ce n’était pas forcément instagrammable -faute d’entretien, le gazon disparaissait, devenant ‘idéal’ comme le paletot de Rimbaud- mais cet endroit était charmant, vivant, agréable, convivial… Et au moins, il avait le mérite d’exister.
Eh bien, il n’existe plus.
L’affaire avait pourtant commencé comme un conte de fée. Afin de réhabiliter l’endroit, une manne tomba du Ciel -ou plus probablement, du ministère de l’Urbanisme ou de l’Intérieur. Peu importe: beaucoup d’argent était soudain disponible.
Les édiles locaux décidèrent, dans un grand élan d’enthousiasme, de créer une nouvelle place, avec des estrades pour bateleurs, des stands pour artisans, de grands lampadaires, des baraques high tech pour vendeurs d’escargots bouillis et des toilettes publiques new look. Il s’agissait de créer une sorte de Jama’ el F’na plus belle encore que celle de ces parvenus de Marrakchis -Azemmour existe depuis les Phéniciens alors que Marrakech ne date que d’hier, même pas mille ans. On imagine les vivats et les hourras poussés lors de la réunion du Conseil municipal qui adopta ce plan grandiose.
Hélas. Trois fois hélas…
Cela fait plus de cinq ans que le chantier est à l’arrêt. Ce qui fut autrefois une agréable agora où l’on venait prendre l’air et rencontrer ses amis est devenu une immense dalle inachevée, rébarbative, entourée d’une clôture menaçante, et qui commence déjà à se délabrer avant même que d’avoir servi à quoi que ce soit -et c’est cette esplanade lugubre qui accueille maintenant l’estivant et le touriste, qui ne songent qu’à fuir en contemplant ce saccage.
Pourquoi cela, n… de D…? Pourquoi ce ratage monumental?, me demandez-vous.
Eh bien, la Ville est en conflit avec le maître d’œuvre. Pourquoi? J’ai fait mon enquête. Y a des malfaçons!, tonne un édile. (En tant qu’ingénieur, j’ai été effectivement surpris de voir, sur les plans, des latrines souterraines avec un système abracadabrant d’alimentation en eau.) Pas du tout, c’est la Ville qui ne paie plus!, riposte Flane, ami du maître d’œuvre. Y a p’us d’argent, me glisse un folliculaire qui semble bien informé. Where’s the money? demande un jeune râleur (curieusement anglophone) croisé à l’ombre des remparts.
Et voilà. À Azemmour, un jardin s’est perdu, remplacé par… rien. Le vide. Comme une préfiguration de ce qui attend l’humanité souffrante si elle confie son sort à l’impéritie, même dûment élue.
Les dernières élections ont porté un nouveau Conseil municipal à la gestion des affaires. L’ancien Conseil, qui avait lancé le projet, s’en est allé. Le passé est mort, comme on dit; personne n’est responsable; et les braves gens d’Azemmour n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.