K. est un jeune Casablancais tout ce qu’il y a de fréquentable. Mais il lui est arrivé des mésaventures qui ont failli tourner mal, très mal, à Aïn Diab. «C’était bizarre. Chacune de nos soirées dans une boîte de la corniche se terminait par des bagarres. Si ce n’est entre clients, c’est alors entre clients et videurs ou entre automobilistes et gardiens de voitures», se souvient-il. «Mais depuis quelques années, j’ai compris. On nous gavait de «Mderreh» (alcool frelaté) et cela mettait tout le monde sur les nerfs», explique le jeune homme.
Sauf que du «Mderreh», on n’en sert pas qu’à Aïn Diab, mais aussi dans une bonne partie des établissements de divertissement de la métropole, de même qu’à Marrakech, Fès, Agadir ou Khouribga. En témoignent les récentes saisies opérées un peu partout au Maroc par les éléments de la DGSN, dont plus d’un million de bouteilles rien qu’à Had Soualem, dans la banlieue casablancaise.
Sous l’emprise de l’appât du gain, certains restaurateurs et tenanciers de boîtes de nuit ne reculent devant rien.
Les seringues de l’arnaque «Dans l’établissement où je travaillais, je passais pour un artiste dans le maniement de la seringue», se rappelle un ancien barman de Aïn Diab. Et ladite seringue, d’une capacité d’un litre, servait tout simplement à vider des bouteilles de leur contenu pour les remplir d’alcool bas de gamme. «Avec une aiguille malléable, je parvenais à contourner la petite bille sur la fermeture des bouteilles et c’était pratiquement un jeu d’enfant», poursuit notre interlocuteur.
Lire aussi : Opération «Bacchus», les détails du raid de la DGSN contre l’alcool frelaté
Résultat, l’établissement qui l’employait servait à ses clients du «1715» (115 à 130 dirhams chez les détaillants) au lieu d’une vodka «Absolut», «Belvedère» ou «Grey Goose», quatre fois plus chères. Quand ce n’est pas du «1715», c’est d’autres tord-boyaux comme «Flirt» (140 dirhams le litre), l’un des derniers produits arrivés sur le marché marocain, et importé par Yassine Zahraoui. La pire des marques de vodkas est fabriquée en Bulgarie et se vend à 16 dirhams la bouteille.
«Même les clochards de l’Europe de l’Est font la moue en la buvant», décrit une source proche de ce dossier. Pourtant cette vodka bulgare est transvasée ou mélangée dans des bouteilles bien connues. «Comme nombre de consommateurs marocains mélangent la vodka avec du jus d’orange ou des sodas, ils n’y voient que du feu», ironise cette source.
Pour les whiskies, c’est le même mode opératoire qui est suivi. Vous commandez un «Black» et vous vous retrouvez à siroter, témoignent d’anciens employés dans la restauration, du «King Charles» (150 dirhams la bouteille chez le détaillant).
«Parfois, on avait pitié d’un client qui allait claquer un SMIG pour une fausse bouteille de “Blue“ et on lui servait du “Johnny Walker“», se souvient l’un de nos interlocuteurs.
«Pour vous dire la vérité, l’assertion “Doug lih lebra!“ (“Fais-lui une injection! “), [qui se dit quand on est sur le point d’arnaquer quelqu’un, Ndlr], prend tout son sens dans une bonne partie des boîtes de nuit de Aïn Diab», affirme un jeune ex-chef de rang, qui a décidé de changer de métier.
Des moyens impressionnantsDepuis quelques années, les marchands du «Mderreh» sont passés à un stade supérieur. La fraude artisanale a cédé la place à des méthodes plus sophistiquées.
Lire aussi : Opération «mains propres» à Casablanca: la famille Zahraoui et la malédiction de l’alcool frelaté
Selon nos sources, certains des grands «requins» du secteur se sont dotés de matériel pour passer carrément à l’embouteillage, comme le ferait n’importe quelle usine bien équipée. Ils ont acquis des machines pour capsuler les bouteilles, après y avoir mis de l’alcool frelaté ou de contrebande.
Ils arrivent aussi à falsifier les vignettes fiscales ou à s’en procurer, par palettes entières, de manière illégale.
Ils disposent aussi de puissantes machines pour imprimer les étiquettes des bouteilles. En 2014 déjà, une perquisition de la police avait démantelé un réseau spécialisé dans la contrebande et la falsification de boissons alcoolisées. Parmi les objets saisis, des bidons d’alcool contenant 25 litres chacun, ainsi qu’une machine à imprimer Heidelberg.
En 2014, la DGSN a démantelé un réseau spécialisé dans la contrebande et la falsification de boissons alcoolisées, avec d'impressionnants moyens.
Par ailleurs, l’opération «Bacchus», menée par les hommes de Hammouchi, a révélé que l’alcool vient des circuits de la contrebande, y compris en grandes quantités importées illégalement en vrac. L’une des villes les plus importantes qui pourvoit le marché marocain en boissons alcoolisées de contrebande est le préside occupé de Sebta.
Des chiffonniers dans l’«écosystème»«Vous n’allez pas en revenir, mais les bouteilles réutilisées par les fraudeurs sont pour la plupart récupérées par les “bou3ara“ (“chiffonniers“)», explique un connaisseur du secteur qui nous donne même une fourchette de prix. Ainsi, une bouteille vide «Absolut» est acquise pour 5 dirhams et un vide de «Chivas» coûte 10 dirhams. Evidemment, les fraudeurs disposent aussi de leurs propres stocks de bouteilles laissées par des clients.
En parlant d’«écosystème», certains célèbres grossistes sont arrivés à installer une véritable chaîne: importation, stockage et distribution.
Lire aussi : Alcool de contrebande: la Douane réclame 20 millions de dirhams à Yassine Zahraoui
A l’échelle nationale, et en quelques années, Saïd Boukannouf, alias Ould Lekhribgui, est devenu un symbole de cette ascension.
Il est même passé à un autre stade supérieur. «Aujourd’hui, il dispose d’une dizaine de bars-restaurants et de boîtes de nuit rien qu’à Casablanca», nous confie un opérateur du secteur. L’un des derniers établissements à tomber dans son escarcelle est le bar-restaurant «Guillaume Tell» qui se rajoute aux "Casa José"...
«Disposant de cash et de la matière première pour faire tourner un restaurant ou une boîte de nuit, il n’hésite pas à racheter murs et fonds de commerces, sa préférence allant aux établissements qui ont besoin d’être retapés», poursuit notre source.
Bières: le filon du (presque) périméLes fraudeurs tirent aussi un grand profit de la bière périmée ou sur le point de l’être.
En 1996, Zahraoui père (ex-député et transporteur aussi) avait inondé Casablanca et le Royaume d’une gigantesque quantité de bière périmée d’origine bulgare. Cela lui a valu un an de prison ferme.
Mais l’histoire se répète toujours, même si elle ne l’est qu’à moindre échelle. «De temps à autre surgissent sur le marché, comme des OVNI, des bières d’origine bulgare ou roumaine, vendues à des prix défiant toute concurrence», nous confie le gérant d’un débit de boissons.
Ces bières, quand elles ne sont pas périmées, sont sur le point de le devenir. Dernier exemple en date, selon les informations que nous avons pu recueillir, de grandes quantités d’une bière française (alsacienne) ont été écoulées sur le marché marocain lors des premières semaines de l’état d’urgence sanitaire. Cette bière était à un mois de péremption. Achetée probablement à un prix très bas, cette bière arrange les affaires du vendeur et de l’importateur.
Lire aussi : Le scandale de l'alcool frelaté de Casablanca dans la presse nationale
Dans ce commerce de boissons alcoolisées où les méthodes de fraude sont multiples, jusqu’ici, seul le consommateur final trinquait à tous les coups. Désormais, la donne a changé: ceux qui se croyaient intouchables vont devoir rendre des comptes à la justice et des adresses huppées sont dans le viseur de la police.
* Aux Etats-Unis, contrebandier d'alcool, pendant la prohibition (17 janvier 1920 – 5 décembre 1933).