Vive la Belgique libre!

Florence Kuntz.

Florence Kuntz.

ChroniqueAider l’Ukraine, oui. Mais pas à n’importe quel prix– ni au mépris du droit, ni au détriment des États membres. C’est, en creux, la leçon livrée par le dernier sommet européen où, après des semaines de pressions intenses sur la Belgique, l’Union européenne a finalement renoncé à l’utilisation des avoirs souverains russes gelés en Europe.

Le 20/12/2025 à 09h55

Sur une proposition aventureuse de la présidente de la Commission européenne, présentée dès septembre aux États membres comme une solution sans alternative, l’Union aura joué, pendant quelques semaines, à se faire peur: venir au secours d’un budget ukrainien exsangue sans solliciter le budget européen, lui-même déjà lourdement mis à contribution. Le principe? Un prêt massif à Kiev, garanti par près de 200 milliards d’euros d’actifs russes gelés en Europe– des actifs dont les intérêts sont déjà utilisés par les Européens pour soutenir l’Ukraine, et que les États membres ont accepté d’immobiliser «indéfiniment», c’est-à-dire jusqu’à la fin de la guerre. À l’origine, ce gel était renouvelé tous les six mois, mais restait soumis à un vote, donc à un veto potentiel.

Face à ce «prêt de réparations», montage financier inédit aux risques juridiques, politiques et financiers sans précédent, la Commission s’est heurtée –au-delà des réticences attendues des «ukraino-critiques» habituels, Hongrie et Slovaquie– à un refus net venu du cœur de l’Europe, émanant de l’un de ses plus petits États, traditionnellement enclin à une stricte neutralité: la Belgique. Car Bruxelles abrite le siège d’Euroclear, la chambre de compensation où sont gelés depuis 2022 environ 185 milliards d’euros d’actifs de la Banque centrale de Russie, exposant directement la Belgique à d’éventuelles représailles russes.

Les préoccupations belges étaient parfaitement légitimes, comme l’étaient les objections portées par son Premier ministre auprès de ses pairs et de la Commission: «La dure réalité juridique est qu’à aucun moment de l’histoire des actifs souverains immobilisés n’ont été “réaffectés” en pleine guerre.» Effectivement, cette proposition ne repose sur aucun précédent. Quant à la base juridique avancée par la Commission pour tenter de contourner la Belgique? L’article 122 des traités de l’Union européenne, une disposition normalement réservée aux situations d’urgence économique, permettant de s’affranchir de l’unanimité. «Cet article concerne un état d’urgence. Or, où est l’urgence?», a rappelé Bart De Wever devant le Parlement belge. «Il y a une urgence en Ukraine. Mais l’Ukraine ne fait pas partie de l’Union européenne.»

Au-delà du droit, c’est un signal géopolitique majeur que l’Union européenne s’apprêtait à envoyer au reste du monde. Certes, la Convention des Nations unies de 2004 sur l’immunité juridictionnelle des États protège explicitement les biens des banques centrales. Mais l’ordre monétaire international repose moins sur des traités que sur une confiance tacite entre puissances: celle que les réserves souveraines, même en temps de crise politique majeure, demeurent hors d’atteinte. En rompant ce principe, l’Europe aurait transformé un instrument de stabilité en levier politique, offrant à ses rivaux stratégiques –comme à ses alliés– la preuve que les places financières européennes ne sont plus neutres. Avec le risque certain d’inciter les détenteurs de réserves à se détourner de la zone euro.

Ironie de l’histoire: c’est un nationaliste flamand, dirigeant d’un pays qu’il rêve de voir disparaître –n’a-t-il pas encore déclaré cette année que la séparation de la Flandre d’avec les Pays-Bas au XVIème siècle fut «le plus grand désastre de notre histoire»– qui s’est affirmé comme le gardien des intérêts belges et, au-delà, européens.

Longtemps isolé, Bart De Wever a tenu bon sous la pression conjuguée du chancelier allemand, de la Commission, des Polonais et des Baltes, à commencer par la plus offensive d’entre eux, Kaja Kallas. Le chef de la diplomatie européenne a déployé, ces dernières semaines, toute son énergie pour convaincre les décideurs européens de privilégier ce montage au détriment de toute autre option, au risque assumé d’un acte que Moscou ne pouvait que considérer comme hostile. À l’approche du dernier conseil, De Wever est finalement parvenu à agréger des soutiens décisifs –Italiens, Bulgares, puis le ralliement du nouveau Premier ministre tchèque, Andrej Babiš– scellant l’abandon de la solution «allemande» au profit d’un prêt classique, finalement octroyé à l’Ukraine par 24 des 27 capitales, Bruxelles incluse.

En l’espace de quelques semaines, la Belgique aura incarné, quasi seule, une leçon gaullienne trop souvent oubliée des Européens: il ne s’agit pas d’être grand, mais d’être à la hauteur de l’Histoire.

Par Florence Kuntz
Le 20/12/2025 à 09h55