Le traitement par les chaînes françaises d’information en continu des troubles actuels dans l’Hexagone interpelle fortement. Ce traitement médiatique semble compliquer les choses et ne permet certainement pas d’identifier des solutions.
Faut-il rappeler que ces chaînes privilégient le «hard news», autrement dit l’actualité en direct, le live? Il leur arrive souvent que pendant qu’elles informent, elles vérifient en même temps l’information. Le conditionnel est un mode qui leur convient, car les informations peuvent ne pas être confirmées.
Elles sont constamment à la recherche du sensationnel ou même de la «petite phrase» qui fera mousser l’audimat. Entre «info spectacle» ou «intox spectacle», ces chaînes semblent mettre à rude épreuve la cohésion sociale dans le difficile contexte actuel. Elles seraient devenues des acteurs à part entière du débat public, des passages obligés mais dans la précipitation, avec à la clé l’exacerbation des antagonismes.
Ce traitement médiatique détonant et inquiétant devient le sujet, l’équation principale. On ne sait plus de quoi on parle? Le spectacle quasi hypnotique relègue au second plan les causes, les conséquences et les responsabilités partagées entre tous les acteurs de ces drames liés à la population française d’origine africaine, vivant dans des banlieues ghettoïsées.
On ne va pas, bien sûr, mettre tout sur le dos de ces chaînes qui font écho à un aspect particulier du caractère ou de la psychologie des Français. Une collectivité qui s’enflamme pour les débats, les polémiques, les controverses, les chicanes et, parfois, les chamailleries, etc.
Les chaînes d’info en continu existent ailleurs: en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne… Mais on ne trouve qu’en France cette avalanche apocalyptique de débats.
Dans une course folle, un thème en chasse un autre. On pense épuiser un sujet mais on ne fait que l’effleurer. Coller à l’actualité d’une manière démentielle à la minute ou à la seconde près. Parfois créer un événement. Aucun recul ou distanciation pour l’analyse. C’est le diktat de l’émotion et du traitement passionnel des faits.
Les animateurs de ces chaînes prétendent parfois se substituer aux décideurs, aux élus, à la classe politique ou même aux institutions pour montrer, selon eux, le chemin viable. Certains se permettent même d’exiger, pour certaines réformes, des évaluations ou des bilans immédiats, sans même attendre que le temps fasse son œuvre. Et chacun y va de son approche, à travers des propositions étranges et surtout l’étalage d’une subjectivité où personne ne distingue plus le vrai du faux.
Dans un récent tweet, le philosophe français Geoffroy de Lagasnerie a pointé cette dérive et ce «nouveau rôle des médias» en interpellant –en même temps– le duo «Etat-médias». Deux acteurs qu’il a mis au même plan (ce qui est inouï!) sur un sujet de société. Ce parallélisme interpellera sûrement les constitutionnalistes.
Il a souligné que les révoltes des banlieues ne doivent pas conduire «l’Etat et les médias à faire dévier le sujet vers la politique de la ville ou la question de la jeunesse(…)». Pour lui, il faut aussi revoir les méthodes de la police et les changer.
Crise des institutions ou du vivre-ensemble
Piégés par le traitement émotionnel des événements, des femmes et des hommes politiques de gauche, de droite, du centre ou des extrêmes en viennent à formuler des ébauches de solutions qui n’ont pas fait l’objet de la maturation requise.
Interminables et bavards, ces débats télévisés, à la queue leu leu, renseignent aussi sur les divisions et discordes permanentes, parfois les déchirures, entre les Français. Et souvent, ils les catalysent.
Intéressons-nous à deux exemples de ces impacts médiatiques. Deux crises (sous le mandat de Macron) où le vivre-ensemble a été rudement secoué et qui ont donné lieu à un déluge de débats: empoignades, démêlés, altercations, échange de propos violents, entre Français dits «de souche» face à un problème qui ne concerne pas spécialement d’autres communautés.
D’abord, la crise des «gilets jaunes» en 2018, un mouvement contestataire violent provoqué par des difficultés économiques, les injustices sociales et la mal vie. Ensuite, récemment, la crise provoquée par une réforme des retraites imposée, accompagnée de troubles qui ont causé des blocages de la machine économique.
Des débats homériques sur la «violence légitime» dans les médias ont montré les profonds clivages entre les Français de droite et ceux de gauche. Pour de nombreux observateurs, ce sont les effets dissuasifs des «violences policières» qui seraient la cause du reflux du mouvement des gilets jaunes. Tout a été transmis en direct!
Les mouvements contre la réforme des retraites ont connu une fin similaire. La brutalité des interventions policières a donné à réfléchir. Cela reste paradoxal pour le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Mutilations, blessures, utilisation de flash-ball…
La cohésion sociale est fragilisée. Le système politique et ses institutions s’essoufflent et les conditions du vivre-ensemble se dégradent. Tout est visible sur les écrans et les esprits s’enflamment sur-le-champ.
On ne peut dire qu’avant les médias d’info en continu il n’y avait pas de crise. Mais ces médias, devenus puissants grâce aux nouvelles technologies, sont passés outre le statut d’outils pour occuper une place centrale grâce au rythme effréné de l’instant, en s’appuyant sur le direct, l’oralité et l’image.
Il est certain que Mai 68 en France aurait pris d’autres tournures si des médias de ce genre avaient existé.
La place des Français d’origine maghrébine dans une société fracturée
Juste après ces crises franco-françaises, un drame exceptionnel, impliquant cette fois-ci les Français d’origine maghrébine, est survenu le 27 juin 2023. Il suscitera un autre type de crise. Le vivre-ensemble s’est encore fissuré.
La mort, inacceptable, d’un jeune français d’origine algérienne âgé de 17 ans, tué à bout portant par un policier, sera suivi par de violentes émeutes, tout autant inacceptables, des jeunes à la fois dans les banlieues et dans de grandes villes comme Marseille et Lyon.
Comme par magie, la crise de la réforme des retraites a été oubliée, la crise des gilets jaunes aussi, les critiques acerbes contre un président impopulaire ont été occultées. Soudain, un consensus quasi général s’est constitué pour dénoncer, en fil continu, sur les chaînes TV, les sauvageons, les émeutiers, les pillards, les dealers, les auteurs de razzias…
Tout ce qui a été refoulé, à la peine, comme exclusion et racisme décomplexé surgira sur les écrans. Tout a été mélangé. L’immigration clandestine avec la situation de ces jeunes, enfants d’immigrés de troisième génération, qui se savent non désirées en France. Et pourtant ce sont des Français.
Bien sûr, il y a eu une ingérence suspecte et malsaine du régime algérien pour surfer sur cette crise en prétendant défendre un soi-disant jeune d’origine algérienne. Alors que Nahel est français. Mais puisque les ficelles des plans tordus du régime algérien sont toujours visibles de loin, l’affaire a tourné, comme toujours, au ridicule pour le duo Tebboune-Chengriha.
A part quelques voix inaudibles qui ont parlé de la révolte des enfants des «territoires oubliés de la République» en demandant de privilégier la dimension humaine, tout le monde a appelé au «sauvetage de la République en danger». On ne s’attardera pas sur les propositions et les analyses loufoques de certains intervenants.
Certains ont alerté pour la récupération urgente des «territoires perdus». Et ne pas capituler devant l’indigénisme par lâcheté politique. D’autres veulent régler le problème par des réponses policière, judiciaire et carcérale… Rien d’autre!
D’autres voix précisent que la France doit assumer sereinement, en raison aussi de son passé colonial, la présence de ces millions de Français d’origine immigrée. Elle est appelée à se forger une identité commune et à s’éloigner du modèle du «Français du terroir» et du «Français de l’immigration». Une construction collective et socio-culturelle qui doit primer sur l’identité personnelle. L’intégration passe aussi par le dépassement des rigidités identitaires des deux côtés.
Mais tout le monde sait que les chaînes de télévision d’information en continu n’ont certainement pas de temps à perdre avec ce genre de débats. Elles regardent ailleurs.