Evaluer le mandat d’un responsable gouvernemental ne saurait être pertinent sans commencer par installer le personnage et donner une idée sur le poids de son portefeuille. Aujourd’hui, il s’agit du ministre en charge de portefeuilles stratégiques pour le pays, car cruciaux pour l’essor de toute activité socioéconomique. Il s’agit de Abdelkader Amara…
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Durant le premier mandat du gouvernement dirigé par le Parti justice et développement (PJD), Abdelkader Amara avait eu du mal à trouver sa place. Il avait commencé en tant que ministre de l’Industrie et du Commerce avant d’en être délogé et de prendre en charge le département de l’Energie et des Mines. Un portefeuille qu’il a swappé avec son collègue Aziz Rebbah, lors du gouvernement El Othmani, installé en février 2019.
En accédant au ministère de l’Equipement, du transport, de la logistique et de l’eau, le professeur agronome a évidemment trouvé plusieurs chantiers lancés. Car lorsqu’il s’agit d’infrastructures, le temps de réalisation est généralement long, au point que rares sont les ministres qui assistent à la concrétisation des projets qu’ils ont eux-mêmes validés. «Le responsable gouvernemental chargé de ce portefeuille est donc censé assurer la poursuite des stratégies fixées avant lui, mais également de les enrichir par de nouveaux projets et de nouvelles idées», explique un ancien de ce département.
Selon cette grille de lecture, Amara donne l’impression de se contenter de capitaliser sur les chantiers amorcés par ses prédécesseurs sans se montrer créatif sur les projets à avenir. «Heureusement pour le Royaume, les grands chantiers d’infrastructures sont conçus en haut lieu. Car s’il fallait compter sur l’inventivité et l’audace du ministre Pjdiste, on en serait encore au stade de la réflexion. D’ailleurs même quand il s’agit d’amorcer des projets décidés d’avance, la lourde machine Amara manque cruellement de célérité», indique un membre de la Fédération nationale du bâtiment et des travaux publics.
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Avec cette fédération, le ministre Amara a réussi la prouesse en 2018 de signer un contrat-programme qui bloquait depuis des années. Mais l’ambition d’augmenter le PIB du secteur de quelque 30 milliards de dirhams et de créer 220.000 emplois, à horizon 2022, sont tombés à l’eau surtout avec le déclenchement de la pandémie. «Il est évidemment difficile de faire un bilan d’étape objectif avec l’année 2020, exceptionnelle, que nous avons vécue, mais globalement le ministère aurait pu faire mieux dans le déploiement des mesures à même de réaliser les ambitions du contrat-programme», soutient cette même source.
Toujours en matière de contrat-programmes, le ministre n’a pas tenu sa promesse de ratifier un contrat programme avec Autoroutes du Maroc, alors que la situation financière de celle-ci n’a cessé de se détériorer au point de compromettre les projets en cours. Pourtant en 2017, le plan stratégique du ministère présentait cet accord comme étant «en cours de finalisation».
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Le ministre, la main sur le cœur, affirme à gauche et à droite que les efforts visant à développer et à étendre les infrastructures autoroutières ont été concluants puisque l’armature qui atteint actuellement 1.800 km permet de relier 70% de la population au réseau autoroutier. Mais en réalité, Amara a à peine réussi à tenir de justesse les délais de réalisation de l’élargissement de l’autoroute Casablanca-Berrechid, inauguré en avril, alors que d’autres projets ont globalement traîné.
Parmi les chantiers qui prennent le plus de retard depuis le début de son mandat, il y a cette fameuse voie express reliant Al Hoceïma à Taza, qui entre dans le cadre du projet «Al Hoceïma, Phare de la Méditerranée», dont le fiasco a valu à plusieurs responsables d’être bannis à vie de la haute fonction publique. Concernant ce projet crucial, ayant pour but de désenclaver une bonne partie du Rif, le ministre reste vague en matière de timing. Déjà en décembre dernier, il promettait l’achèvement de cette route pour mi-2020, alors qu’il n’en est rien.
Comme pour clôturer son mandat en beauté, en termes de lancement de nouvelles autoroutes, le ministre a fini par donner son aval au projet de construction de l’autoroute reliant Guercif à Nador. Un projet de 5,5 milliards de dirhams, étroitement lié au chantier de réalisation du complexe portuaire de Nador West Med, un projet qui traîne, là aussi, avec un taux de réalisation d’à peine 52% en février dernier.
Le point noir en matière portuaire pour le ministre Amara est la gestion calamiteuse de la construction du port de Safi. Quelques mois après son arrivée à la tête du département, ses équipes découvrent des fissures au niveau du quai charbonnier. Il ordonne la reconstruction de l’ouvrage, mais le chantier s’éternise pendant plusieurs mois pour accumuler, en tout, deux ans de retard avec les surcoûts qui vont avec, pour l’Etat, qui devait couvrir les frais de transport de charbon.
L’art de la récup’En matière portuaire, le ministre se gargarise du saut qualitatif réalisé par le secteur portuaire, «permettant ainsi au Royaume d'entrer au top 20 des meilleurs pays en matière de connectivité maritime». Si la prouesse est réelle, on la doit surtout au Port de Tanger Med, qui est sorti de terre bien avant que Amara ne devienne un responsable gouvernemental.
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D’ailleurs en s’installant dans son fauteuil de ministre, il a trouvé une stratégie portuaire déjà lancée par le Royaume depuis 2012, et qui se fixe plusieurs objectifs à l’horizon 2030. Pour son pilotage, force est de reconnaître que Amara n’a pas fait preuve de célérité. A titre d’exemple, le nouveau Port Dakhla Atlantique a pris du retard, alors que le ministre avait trouvé une convention spécifique, qui avait été signée devant le souverain un an auparavant.
«Les études pour ce port étaient lancés bien avant que Amara ne s’installe dans ce ministère. Mais il n’a pas su en accélérer le suivi et faire les arbitrages qu’il faut assez rapidement pour amorcer effectivement ce chantier», nous explique une source proche du dossier. Du coup, l’appel d’offres pour la présélection des sociétés chargées de la réalisation des travaux n’a été lancé qu’en 2020 et la sélection définitive des heureux adjudicataires n’a eu lieu que tout récemment.
Dans le domaine de l’eau, Amara surfe également sur une vision nationale toute faite. Pendant les trois premières années de ce mandat, il a été réduit au statut d’observateur alors qu’une stratégie nationale sur l’eau se dessinait. Pour l’anecdote, la page réservée au «secteur de l’eau» du ministère n’a plus été actualisée depuis octobre 2019. C’est que le Souverain avait lancé le Programme national pour l’Approvisionnement en eau potable et l’irrigation (Pnaepi) en janvier 2020 qui vise, à l’horizon 2027, de mobiliser des investissements de l’ordre de 115 milliards de dirhams, et qui prévoit la construction de dizaines de barrages visant au renforcement du réseau national de l'eau, et couvrant également les zones rurales et agricoles.
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«Pendant l’élaboration de ce plan qui a fait l’objet de plusieurs réunions de travail présidées par le Roi, Amara était réduit au simple rôle d’auditeur», murmure-t-on au sein même de son département. La gouvernance de ce projet titanesque lui a d’ailleurs complètement échappé: au niveau central, le comité de pilotage est présidé par le Chef de gouvernement, alors qu’au niveau régional ce sont les walis qui sont aux manettes. Amara préside tout juste une commission technique, mais trouve le moyen de s’attribuer le mérite de l’ensemble des projets lancés. «Nous avons programmé la construction de 5 barrages en une seule année. Un record dans l’histoire des constructions de barrages au Maroc!», se pavanait ainsi le ministre dans une précédente interview avec Le360.
C’est que le ministre Amara se révèle un grand maître dans l’art de la récupération. En novembre 2018, il s’est placé en wagon de tête du premier trajet officiel de la Ligne à Grande Vitesse (LGV) reliant Tanger à Casablanca, en compagnie du roi Mohammed VI et du président français Emmanuel Macron. Le ministre savait qu’il était en surcharge: il avait trouvé le projet dans sa phase finale, quand il s’était installé à la tête de ce ministère en avril 2017.
Le ministre n’a eu ni l’ingéniosité ni l’audace de rêver la multiplication de ce type de ligne LGV. Il a fallu que le Roi prononce un discours en 2019 pour inciter à étendre cette ligne jusqu’à Agadir, alors que le terminus était prévu à Marrakech. Mais là encore, le projet avance à pas de tortue. Aucune grande annonce de l’amorçage de ce chantier n’a jusqu’ici été communiquée. Il va sans doute falloir attendre son successeur pour cela.
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