L’Histoire du Maroc est riche de projets de modernisation avortés faute d’une mobilisation suffisante et appropriée des élites. On peut citer, pour ne pas remonter très loin, le cas du Sultan Hassan 1er qui, de l’avis de plusieurs historiens, avait une vision en avance sur la société dans laquelle il vivait, mais ne trouvait pas de répondant au sein de celle-ci.
Le roi Mohamed VI qui, loin de toute expression familière de la part de celui qui écrit ces lignes, connaît ses classiques, dont, entre autres, l’histoire du Maroc, a encore une fois invité, dans son Discours du Trône du 29 juillet 2023, les élites à s’inscrire, voire s’approprier le projet de modernisation qu’il met en place depuis son accession au trône.
En 24 années de règne, le Maroc a beaucoup changé. Politiquement, les élections se déroulent à échéances régulières et le parti arrivé premier est invité à conduire l’Exécutif, la Constitution de 2011 a été adoptée à une très large majorité et, depuis lors, elle ne fait l’objet d’aucune contestation notable, et la vie institutionnelle connaît une stabilité remarquable.
La régionalisation trace son chemin, changeant notre perception de l’espace Maroc, faisant apparaître de nouveaux pôles économiques: Tanger, Dakhla, l’Oriental, en sus de l’existant.
Le pays s’équipe en infrastructures: ports (Tanger Med, Nador West, Dakhla Atlantique), aéroports, autoroutes, routes, réseau ferroviaire moderne, généralisation de l’accès à l’eau potable et à l’électricité.
Économiquement, entre 1999 et 2023, le PIB nominal a été multiplié par 3,3 et le PIB par habitant de 2,75, et les secteurs primaires, secondaires et tertiaires sont en cours de développement et de modernisation. Socialement, la transition démographique s’est confirmée, le statut juridique de la famille s’est amélioré et l’État est devenu social.
La manière dont a été conduite notre diplomatie, durant ces deux dernières décennies, a joué un grand rôle dans le changement de l’imaginaire des Marocains, en élargissant leurs horizons intellectuels et en changeant leur perception de l’autre. La France, principal soutien diplomatique, référence intellectuelle et partenaire commercial privilégié du Maroc durant plus d’un siècle, a perdu irrémédiablement ces statuts. L’entretien sur une longue durée d’une position intéressée et ambiguë sur le dossier du Sahara en a été la principale cause. D’autres pays ont renforcé leurs relations avec nous en gagnant au change, notamment les États-Unis, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie et Israël. Aux prolongements atlantistes et ibériques, nous avons ajouté le grand retour en Afrique, autant en matière de diplomatie que d’investissements. Le Maroc a encore une fois réussi à se sortir, et de fort belle manière, des tentatives visant à l’encager.
C’est dans ce «projet national mobilisateur» d’un Maroc nouveau, au grand potentiel, fruit d’un effort de travail «sérieux» de plus de deux décennies, que le Roi souhaite voir une implication plus active des élites politiques et économiques. L’objectif: mener le pays le plus rapidement possible vers la modernité. La contribution des élites prendrait la forme d’une amélioration de la gouvernance pour les politiques et l’accroissement de l’investissement privé pour les élites économiques.
L’importance de l’enjeu et les leçons de l’Histoire obligent à s’interroger sur les capacités des élites actuelles à remplir convenablement cette mission. Il est vrai que nous ne sommes plus au Maroc du 19ème siècle, qu’entre-temps une partie de l’élite politique a participé au sein du Mouvement national à mener le combat pour l’indépendance, et a continué après en contribuant à mettre en place les institutions autour du Roi. Même chose pour les élites économiques: elles ont fait preuve d’un certain dynamisme après l’indépendance, renforcé par «l’opération marocanisation».
Toutefois, comme nombre d’observateurs l’ont déjà relevé, nous avons connu au Maroc un problème de relève générationnelle. Pas uniquement au sein de l’entrepreneuriat, on peut l’affirmer, mais même au sein des élites politiques. Les deux ont montré une incapacité à intégrer ou s’adapter au développement économique pour les uns, et aux nouveaux modes de gouvernance politique pour les autres. Il n’est pas fortuit que l’État ait été mis dans la «nécessité» de suppléer à ces carences en demeurant le principal investisseur et en alimentant les gouvernements successifs de technocrates pour «remédier» au manque de compétences gestionnaires des politiques. Si nous devions rechercher les causes de cette «panne de relève», on pourrait l’imputer à deux facteurs: l’État a «trop couvé» à la fois les politiques (aides diverses) et les entrepreneurs (économie de rente), et la société marocaine met encore en avant l’entraide aux dépens de la compétition et de l’autonomie.
Maintenant que nous avons la chance d’avoir un Roi qui veut moderniser le pays et nous amener à un palier supérieur en termes de développement politique et économique, nous nous retrouvons en panne d’élite.
Peut-on envisager des solutions à ce problème de société? L’appel royal à un surcroît de «sérieux» semble indiquer un début de solution. Le Chef du gouvernement et sa majorité se sont engagés, après le discours royal, à redoubler d’efforts pour réaliser des résultats significatifs en termes de croissance, de respect des engagements dans les domaines sociaux et de lutte contre l’inflation. Et à en finir, il faut l’espérer, avec les déclarations pleines d’autosatisfactions aux allures électoralistes avant terme. Pour le monde économique, s’il n’y a pas sursaut, le darwinisme remplira inexorablement sa mission.
La production de nouvelles élites politiques et économiques capables d’aider à la modernisation du pays n’est pas une mince affaire. Elle devra mobiliser notre système éducatif, la révision de nombre de valeurs inhibantes encore présente dans notre société, la mise en avant de la compétition saine et la nécessité de considérer la reddition des comptes comme une pratique courante.
Notre génération vit une période exceptionnelle de l’Histoire du Maroc: modernisation, enterrement d’une certaine tutelle culturelle, parachèvement de notre intégrité territoriale. À elle de prendre la mesure de cette chance et de redoubler d’efforts pour s’inscrire dans l’Histoire aux côtés de ce Roi modernisateur.