Membre étranger de l’Académie des sciences de Russie, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et enseignant à l’École de guerre économique (EGE), Jacques Sapir est un spécialiste français de la Russie, également auteur d’expertises sur différentes questions internationales de défense et de stratégie. Dans cet entretien exclusif, il revient, pour Le360, sur l’état actuel des liens entre la Russie et le Maroc, et surtout sur la détérioration récente et lourde de conséquences, des relations entre Moscou et Alger.
Le360 : l’Algérie, qui a fait du Maroc son ennemi juré, qui entretient des rapports difficiles avec la France et l’Espagne, traverse aujourd’hui un épisode de «froid», dans ses relations avec la Russie, qu’elle qualifiait pourtant depuis toujours d’allié proche. La raison en est notamment la sérieuse dégradation des relations d’Alger avec le Mali, qui s’est rapproché de Moscou et qui accueille le groupe paramilitaire Wagner, vivement critiqué par le président algérien Abdelmadjid Tebboune. Comment analysez-vous cette situation?
Jacques Sapir: Il me semble que l’Algérie s’est dangereusement isolée des pays qui peuvent avoir une influence sur son environnement géostratégique et politique. Si les relations avec la Maroc sont, hélas, traditionnellement mauvaises, la dégradation des relations avec des pays d’Afrique subsaharienne et avec la Russie est peut-être plus préoccupante. Cela pourrait avoir des conséquences sur la volonté de l’Algérie d’adhérer aux BRICS. Enfin, n’oublions pas la question des relations avec la France, où l’Algérie fait souffler le froid puis le chaud (une visite du Président Tebboune est prévue pour septembre ou octobre de cette année). Mais le problème est que, depuis quelques années, et du fait de la tendance à l’instrumentalisation de la politique étrangère par la politique intérieure, le crédit de l’Algérie auprès du gouvernement français, mais aussi des gouvernements européens, a beaucoup reculé. C’est un état de fait regrettable, pour l’Algérie naturellement, mais aussi pour ses potentiels ou éventuels partenaires. L’Algérie, de par sa position géographique et son histoire, a un rôle important à jouer, tant dans les relations transméditerranéennes qu’en Afrique. Mais, ce rôle important implique qu’elle sorte de son relatif isolement actuel.
«Il y a une réticence de la Russie à vendre des armes à l’Algérie, tant que sa politique étrangère ne sera pas plus lisible et prévisible.»
— Jacques Sapir, économiste et politologue français, spécialiste de la Russie.
Au moment où l’Algérie s’investit massivement dans une course à l’armement, les exportations d’armes de la Russie chutent de 53%, en raison notamment du conflit ukrainien, faisant reculer le pays au troisième rang mondial des exportateurs d’armes. Les achats de l’Algérie auprès de ce fournisseur privilégié ont enregistré en 2023 une baisse de 77%. Celle-ci serait-elle à l’origine de ce froid ?
Il faut savoir que les périodes de guerre sont rarement favorables à l’exportation d’armes par les protagonistes. Et ce qui se passe en Ukraine, quel que soit le nom qu’on lui donne, est une guerre. Il y a un problème d’offre. Mais, je ne suis pas sûr que ce soit le seul. La réticence de la Russie à vendre des armes à l’Algérie, tant que sa politique étrangère ne sera pas plus lisible et prévisible, est aussi un problème.
Enfin, il y en a un autre, plus général. Des pays comme l’Iran ou la Turquie ont développé des industries d’armement nationales respectables, et sont même aujourd’hui devenus des exportateurs. Comment se fait-il que l’Algérie, indépendante depuis plus de 60 ans, qui a bénéficié de revenus gazo-pétroliers importants et qui, contrairement à l’Iran, n’a pas eu à faire face à un redoutable embargo américain, n’a-t-elle pas pu développer, elle aussi, une industrie d’armement, ou au moins des segments d’une industrie d’armement nationale?
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En 2023, le régime algérien comptait intégrer les BRICS en s’appuyant sur le poids de la Russie. Finalement, la Russie a «lâché» son allié africain en déclarant, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, que les critères d’adhésion aux BRICS englobaient le prestige de l’État, son poids politique et sa position internationale. Ce qui laisse à penser que la Russie se soucie peu ou ne craint même pas de mécontenter l’Algérie ?
Tout d’abord, il faut savoir que la Russie a d’autres alliés africains que l’Algérie. Elle a beaucoup diversifié ses contacts, à la fois en Afrique de l’Ouest et en Afrique de l’Est. Elle a renoué des liens tant politiques qu’économiques avec l’Égypte. Si les dirigeants algériens ont cru que la Russie n’aurait toujours que l’Algérie comme allié, ils ont commis une erreur.
Ensuite, la déclaration de Serguei Lavrov quant aux conditions d’adhésion aux BRICS rappelle des faits qui sont évidents. Si l’Algérie a cru qu’une adhésion rapide aux BRICS allait lui permettre de sortir de son relatif isolement, elle s’est trompée. Elle a oublié que l’organisation des BRICS est une alliance où d’autres grands pays, comme la Chine, l’Inde, le Brésil, et aujourd’hui l’Égypte, l’Iran et l’Arabie saoudite, ont leur mot à dire. En fait, l’Algérie doit d’abord trouver les solutions pour une sortie de son isolement si elle veut pouvoir adhérer aux BRICS. Sur ce point, renouer avec les autres pays africains proches de la Russie et de la Chine est sans doute une priorité. Arriver aussi à un accord avec le Maroc, ou du moins faire significativement baisser la tension avec ce voisin, constitue probablement une autre condition. La baisse de la tension entre l’Arabie saoudite et l’Iran a été clairement une condition à l’adhésion de ces deux pays aux BRICS. C’est une leçon pour l’Algérie.
«Plus l’Algérie sera diplomatiquement isolée, plus les risques de voir la Russie s’engager dans la question du Sahara seront importants.»
— Jacques Sapir, économiste et politologue français, spécialiste de la Russie.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a reçu le 11 mars l’Envoyé personnel du secrétaire général de l’ONU pour le Sahara, Staffan de Mistura. Les entretiens ont porté «sur l’état et les perspectives du processus de règlement» du conflit. Quelle est votre lecture de l’intérêt porté par la Russie à ce conflit?
La Russie a, depuis des années, clairement évité de prendre une position tranchée sur ce dossier. Si le Maroc a obtenu le soutien des grands pays occidentaux sur la question du Sahara, il a, depuis de nombreuses années, de bonnes relations avec la Russie et s’est refusé à suivre les sanctions occidentales contre ce pays. Tout converge pour que Moscou maintienne une position prudente sur ce dossier.
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En marge du Forum de coopération Russie-Monde arabe à Marrakech, tenu les 20 et 21 décembre 2023, les relations maroco-russes ont fait l’objet d’une réunion entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays. La partie russe a salué l’approfondissement du partenariat qui lie Moscou et Rabat. Qu’est-ce qui empêcherait, selon vous, Moscou de soutenir la marocanité du Sahara pour renforcer davantage ce partenariat?
La Russie évitera de prendre une position tranchée sur le dossier du Sahara tant que ce dernier sera une pomme de discorde entre le Maroc et l’Algérie. Il faut cependant se rappeler que la Russie aspire à avoir de bonnes relations avec l’ensemble des pays de ce que l’on appelle à Moscou le «Sud Global». La Russie pense global, et agit en conséquence. Pour elle, la question du Sahara est un contentieux local, et en fait mineur, entre deux pays avec lesquels elle ne souhaite pas, du moins pour le moment, rompre. Cela peut contribuer à freiner le mouvement de soutien au Maroc, mais cela ne peut certainement pas l’arrêter. Les enjeux des bonnes relations avec le Maroc vont bien au-delà du Maroc. Il est clair que plus l’Algérie sera diplomatiquement et politiquement isolée, plus les risques de voir la Russie s’engager dans la question du Sahara seront importants.