C’est donc fait: les indépendantistes du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) assument et proclament, au double plan politique et international, l’indépendance. Le président Ferhat Mehenni en a fait la déclaration, devant le siège des Nations unies, le samedi 20 avril courant. Exilé en France, il a insisté sur cet acte symbolique: la référence à la bataille d’Icheriden, le 24 juin 1957, illustrant la chute de l’État kabyle face à l’Algérie, et l’anniversaire du Printemps berbère de 1980. Une longue marche non seulement pour l’autonomie, mais également pour l’indépendance totale de la Kabylie. Tant d’épreuves et d’obstacles!
Le primat de la voie pacifique pour des revendications séculaires et la quête d’une identité régionale sans cesse combattues par les officiels d’Alger, hier et aujourd’hui: voilà la stratégie de principe. En mai 2021, le MAK s’est ainsi vu qualifier d’organisation terroriste par le président Abdelmadjid Tebboune. Ferhat Mehenni a été dans cette même ligne condamné à la prison à perpétuité pour des accusations «d’actes terroristes». Le MAK a toujours refusé la violence, privilégiant l’action et la lutte politiques. En retour, il a subi une répression d’État marquée du sceau de la violence.
Quelles seront les conséquences politiques et diplomatiques de cette proclamation d’indépendance de la Kabylie? En Algérie, nul doute que les généraux -et en particulier le général-major M’henna Djebar, à la tête de la Direction générale de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE) depuis septembre 2022- sont dépassés par cet évènement. Comment vont-ils réagir? Par l’aggravation de la répression! À l’international, l’on a noté la rencontre du président du MAK, à la veille du 20 avril, avec trois diplomates de pays du Golfe. La cause kabyle a sans doute gagné en visibilité, et a réalisé une percée diplomatique significative. Mais va-t-elle pour autant initier et générer des avancées se traduisant par des reconnaissances formelles par des États?
Cela dit, il vaut d’appréhender la nature et la dimension de ce mouvement berbère. À un premier niveau d’analyse, le pouvoir algérien s’est obstiné à considérer la contestation kabyle (1980, octobre 1988, «Printemps noir» de 2001…) comme des revendications axées sur l’exigence de la reconnaissance de la langue berbère. D’où la reconnaissance de celle-ci comme langue officielle par Bouteflika en avril 2001 puis dans le Constitution de 2002, et enfin comme langue officielle dans la loi suprême de 2016. Était ainsi pratiquement évacué le fait que ce mouvement, au-delà d’un particularisme linguistique, emportait également d’autres problématiques: le caractère antidémocratique du régime, sa politique économique et sociale, etc. Les émeutes étaient surtout urbaines (Alger 1984, Constantine et Sétif 1986, Alger 1988…). Or, les grands foyers de tension en Kabylie sont pour l’essentiel d’anciens grands villages des années 70 devenus de petits centres urbains anarchiques, grossis par l’exode rural (Larbaa Nath Irathen, Afn El- Hammam Azazga, Mekla…). La crise du travail salarié et la déperdition scolaire sur le plan national se sont conjuguées pour pousser à une importante mutation sociologique en Kabylie, marquée par le marasme économique de ces années-là, avec la forte restriction des possibilités d’émigration intérieure.
Les émeutes kabyles présentent encore un autre trait: celui de la marginalisation des élites traditionnelles. Ces élites appartiennent surtout au Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed et au Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Sadi. Le divorce de la Kabylie avec le pouvoir s’est approfondi dès l’ouverture multipartiste qui a suivi les émeutes d’octobre 1988. Il allait s’accentuer durant la décennie 90, par suite de l’intégration au jeu politique central des anciennes élites kabyles et de la bourgeoisie kabyle à Alger. Si bien qu’une nouvelle élite plus jeune s’est formée avec un enracinement local plus marqué. Le FFS, par exemple, ne prônait pas tellement l’aggravation de la crise sociale et de ses problématiques locales, mais plutôt un discours d’opposition quelque peu abstrait centré sur le nécessaire «changement de régime», surdéterminé au surplus par le contexte particulier des années 90, entre deux choix majeurs, à savoir ceux de la réconciliation avec le parti islamiste du FIS, ou de son éradication sécuritaire et militaire. Un pivotement tournant le dos aux revendications de la région kabyle, qui allait se prolonger avec l’entrée de ce parti au Parlement en 1997.
Quant au RCD, il a emprunté la même voie d’intégration aux institutions en place, tout en se situant dans le camp adverse de l’éradication. Au final, ces partis ont vu leur image se dégrader, s’apparentant à des facteurs de division. Une nouvelle élite «locale», qui s’est développée au sein de la coordination de Kabylie, regroupant les représentants des comités de villages et de quartiers, va jouer son rôle de représentation politique. Elle s’investira également dans l’action et une mobilisation de «caractère pacifique». Reste le processus de repli et d’enfermement dans une logique communautaire…
L’attitude «anti-système» s’accentue. Les élections locales et législatives sont largement boycottées, ainsi que les scrutins présidentiels. L’électeur kabyle est, lui, invité, à se comporter non pas comme un citoyen algérien, mais comme un membre de sa communauté. La Coordination accuse cependant un processus d’affaiblissement et d’isolement grandissant de la population jeune. Plusieurs facteurs ont poussé dans ce sens: direction divisée, fonctionnement antidémocratique, prise de décision par consensus, etc. Au total, une immaturité politique qui faisait le jeu du pouvoir. Pas étonnant dans ces conditions que la tentation régionaliste enregistre des avancées. Le MAK de Ferhat Mehenni considère ainsi que la Kabylie ne doit pas être seulement le «fer de lance» de la lutte contre le régime, mais doit se concentrer sur ses «propres problèmes». D’où une orientation dans le cadre d’une autonomie régionale, désormais prolongée par la reconnaissance d’un État kabyle. Ce faisant, c’est l’échec de la révolte par l’émeute et le crédo de l’action politique pacifique. C’est le pari du MAK…