L’annonce, confirmée par une source sûre à Le360, sonne comme une bombe. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky sera l’invité de marque du sommet de la Ligue arabe qui se tiendra demain vendredi 19 mai à Djeddah, en Arabie saoudite. Il devra par la même occasion donner un discours devant les chefs d’État et de délégations des pays membres de la Ligue arabe. L’initiative émane de l’Arabie saoudite, président et hôte de ce 32ème sommet. Et elle a pris tout le monde de court. Et pour cause, la Ligue arabe et les États la composant se sont jusque-là abstenus de prendre une position tranchée dans le conflit russo-ukrainien. La présence de Zelensky à Djeddah vaut changement radical de cette posture pour un appui franc et direct du monde arabe à l’Ukraine et, plus globalement, au camp occidental dans la guerre qui l’oppose à Moscou.
Or, celui-ci compte des alliés, pour certains inconditionnels, de la Russie. Nommons la Syrie qui marque son retour au sein de la famille arabe, dont elle avait été exclue fin 2011 après la répression d’un soulèvement populaire qui avait dégénéré en guerre dévastatrice. Le ministre syrien des Affaires étrangères avait d’ailleurs confirmé mercredi que le président Bachar al-Assad participerait au sommet de Djeddah, auquel le royaume l’a convié la semaine dernière. Ceci, à la faveur notamment d’une détente qualifiée d’historique entre Ryad et Téhéran, autre grand soutien du régime syrien dans la région et ennemi juré, du moins jusqu’ici, de l’Arabie saoudite.
MBS, catégorie poids lourd
Pour le politologue et universitaire Mohamed Chiker, le message principal de cette invitation est de marquer le poids considérable et décisif de l’Arabie saoudite dans le monde arabe, et il est adressé par Ryad… aux États-Unis. «Même si elle a pris une grande distance par rapport à Washington sur nombre de dossiers, refusant notamment toute hausse de production de pétrole au grand dam des États-Unis et se rapprochant de l’Iran, avec la bénédiction de la Chine, et de la Syrie alors que les Américains s’y opposent fermement, Ryad signifie qu’elle peut aussi jouer des rôles importants allant dans le sens des intérêts de l’Occident de manière générale», explique-t-il.
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Et d’ajouter: «Ryad apporte ainsi une démonstration tant de son indépendance que de son statut de puissance régionale incontournable. L’écrasante majorité des pays arabes qui comptent étant de facto alignée sur le camp pro-ukrainien, la carte saoudienne s’avère gagnante à tous points de vue».
La Syrie reconnaissante, l’Algérie perdante
Quid de la Syrie et de l’Algérie? «Dans l’état actuel des choses, Damas, en quête d’une nouvelle légitimité, ne peut rien exprimer de contraire à la volonté de Ryad, qui a été derrière sa réintégration au sein de Ligue arabe. Quant à l’Algérie, elle est le grand perdant de ce retournement de situation», tranche le politologue. Non seulement Alger n’a pas donné son accord à l’invitation adressée à Zelensky, mais elle n’a même pas été consultée. Le régime algérien a beau se gargariser d’être un supposé pilier du non-alignement, cachant à peine son tropisme russe, Ryad lui a sans grand effort tiré le tapis sous les pieds, tout en l’ignorant. Rappelons que pas plus loin que le mois d’avril dernier et ce début mai, alors que l’Algérie présidait encore la Ligue arabe, deux réunions décisives, regroupant plusieurs pays arabes, ont été tenues pour discuter de l’éventuelle réintégration de la Syrie au sein de l’organisation panarabe et ce, en Arabie saoudite et en Jordanie. Et sans l’Algérie qui, pourtant, faisait de la présence avortée de Damas à «son» sommet d’Alger (du 1er et 2 novembre 2022) un véritable étendard. Il n’en sera rien. «La preuve que le voisin n’a ni poids ni influence sur la scène arabe et qu’avec la réunion de la Ligue arabe de Djeddah, la parenthèse de ses gesticulations post-sommet d’Alger est définitivement fermée», conclut Chiker.
Le régime algérien, un système mafieux non respecté
On imagine aisément que la nouvelle de la présence du président ukrainien à Djeddah provoque un séisme à Alger. Les médias du voisin n’ont d’ailleurs pas manqué de dresser leur mur des lamentations pour critiquer l’invitation «décidée de manière unilatérale» du chef d’État ukrainien par le prince héritier Mohammed ben Salmane, véritable homme fort de l’Arabie saoudite, architecte d’une mutation profonde de son pays et de son retour en force sur la scène diplomatique internationale.
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La présence de Zelensky au sommet de la ligue arabe ferme de façon cinglante la parenthèse vide de la présidence algérienne du sommet de la Ligue arabe. Elle apporte aussi la preuve de l’insignifiance du régime algérien et du peu de poids de ses dirigeants. Abdelmadjid Tebboune n’a même pas été informé de la tenue d’un sommet de la Ligue arabe le 19 mai en Arabie saoudite. Une semaine avant l’annonce du sommet, il pérorait dans une interview donnée à la chaîne Al Jazeera sur les actions futures à mener en tant que président de la Ligue arabe.
Comment les dirigeants arabes peuvent accorder le moindre crédit au système mafieux algérien et à ses dirigeants corrompus? Depuis la vendetta interminable qui cible le clan Gaïd Salah, deux boîtes noires du régime ont pris la fuite vers des pays étrangers avec des documents secrets. Dieu seul sait ce qu’a remis l’ancien secrétaire particulier de Gaïd Salah, Guermit Bounouira, aux services de renseignements émiratis et turcs avant d’être livré par les autorités turques à la junte algérienne qui l’a condamné à mort. Qui peut savoir ce que détient avec lui un autre homme fort du régime, toujours en cavale, l’ancien chef de la gendarmerie, le général Ghali Belkecir?
Ce qui est apparent aujourd’hui pour plusieurs pays, c’est que les généraux à la tête de l’Algérie, ainsi que la façade civile, appartiennent à un système mafieux. Il convient de garder à l’esprit que selon Robert S. Ford, ancien ambassadeur américain en Algérie, Ahmed Gaïd Salah était l’officier le plus corrompu au monde, comme en atteste un câble de WikiLeaks. Guermit Bounouira a affirmé dans un enregistrement vidéo que Saïd Chengriha, l’actuel chef de l’armée algérienne, est un trafiquant de drogue qui a la mainmise sur tout l’Ouest algérien. Quant à Tebboune, son fils Khalid a été condamné à de la prison ferme dans l’affaire dite El Bouchi. Cette affaire est relative à la saisie d’une cargaison de 701 kg de cocaïne dans le port d’Oran, au mois de mai 2018, importée par Kamel Chikhi, dit El Bouchi (littéralement «le boucher»). Quant au président algérien, Abdelmadjid Tebboune, il ne fait pas oublier qu’il a été inculpé dans l’affaire Khalifa, considérée comme l’un des plus grands scandales financiers en Algérie. Tebboune, qui était en 2002 ministre de l’Habitat, possédait une carte de crédit alimentée en devises qu’il utilisait pendant ses voyages à l’étranger. Tebboune a dû se justifier devant un juge de cette carte de crédit, gracieusement offerte par Abdelmoumen Khalifa, alors même que l’actuel président de l’Algérie ne possédait même pas de compte à Khalifa Bank.
Est-ce cette Algérie-là qui veut être audible et respectée?
Dmytro Kouleba à Rabat
Et le Maroc alors? Pour Rabat, rien ne change. Comme l’a rappelé le ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita le 1er mars dernier, le Maroc «n’est pas partie au conflit armé opposant la Russie à l’Ukraine» et «n’a pas participé et ne participe pas, sous quelque forme soit-elle, à ce conflit».
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Rabat traite ce conflit comme une question qui affecte la paix et la sécurité mondiales, avec ses conséquences importantes sur les plans économique et social, et sa position «repose sur les principes de préservation de la souveraineté des États et le respect de l’intégrité territoriale des pays membres des Nations unies, le règlement pacifique des différends, l’appui d’une politique de voisinage constructive, ainsi que le respect des principes du Droit international et de la charte des Nations unies». C’est partant de cette position que le Maroc s’est exprimé en faveur de la condamnation par l’Assemblée générale de l’ONU des «annexions illégales» de territoires ukrainiens, votée le mercredi 12 octobre 2022 à une majorité écrasante, et qu’il a soutenu, le jeudi 23 février 2023, la résolution onusienne réaffirmant l’attachement de l’ONU à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, tout en appelant à une paix globale et durable dans ce pays, théâtre d’un conflit armé avec la Russie. C’est également à ce titre que le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba, est attendu à Rabat la semaine prochaine, apprend le360 de source sûre.
L’invitation de Zelensky au sommet de la Ligue arabe constitue une séquence géopolitique importante dans la région, qui rallie politiquement un groupement important de pays à la cause ukrainienne et au bloc occidental. La présence du président ukrainien à Djeddah montre aussi la puissance des leviers de pression de Washington sur nombre de pays arabes, et particulièrement l’Arabie saoudite. Ce pays a pris ces derniers mois des libertés qui pouvaient laisser croire à une distance avec son allié traditionnel occidental. Avec la présence de Zelensky à Djeddah, MBS montre qu’il est hors de question de changer de camp.