Il n’a eu de cesse de le traiter de tous les noms d’oiseaux pour justifier son incarcération, une prise d’otage déguisée en procès et, accessoirement, une condamnation à cinq ans de prison ferme. Aujourd’hui, il est requalifié d’«écrivain», âgé et malade, et donc éligible à la clémence présidentielle. C’est, à nouveau, le grand écart que vient d’opérer le président algérien Abdelmadjid Tebboune s’agissant du grand romancier et essayiste franco-algérien Boualem Sansal, arrêté arbitrairement à Alger le 16 novembre 2024 et condamné en appel, en juillet, à cinq ans de réclusion pour avoir notamment déclaré que l’Algérie avait hérité, sous la colonisation française, de territoires appartenant jusque-là au Maroc.
L’annonce intervient alors que le régime d’Alger est au plus bas, après un très long et inexorable feuilleton d’échecs diplomatiques dont le coup de grâce aura été l’adoption, le 31 octobre dernier, par le Conseil de sécurité, organe exécutif de l’Organisation des Nations Unies, d’une résolution consacrant le plan d’autonomie comme la solution au conflit du Sahara. Une résolution qui aura surtout montré au monde le vide total que le régime voisin a réussi à créer autour de lui. Même ses «parrains» d’hier, la Chine et la Russie en l’occurrence, jadis prompts à se mettre de son côté, l’ont abandonné, préférant s’abstenir. La claque est telle que, groggy, le régime d’Alger ne cesse depuis de s’agiter pour rattraper le temps et les alliances perdues, quémandant ne serait-ce qu’un signe de la tête signifiant qu’il est encore, ne serait-ce qu’un peu, fréquentable.
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Bien que minuscule, une des sorties de crise qu’agite désormais le «Système» est une possible libération de l’écrivain. La démarche est alambiquée, mais elle est présentée comme suit par le régime. Lundi 10 novembre, la présidence algérienne s’est empressée de publier une annonce voulant que «le président de la République, M. Abdelmadjid Tebboune, a reçu une demande du président de la République fédérale d’Allemagne, M. Frank-Walter Steinmeier, visant à accomplir un geste humanitaire consistant en la grâce de l’écrivain Boualem Sansal, emprisonné depuis un an».
L’agence officielle APS et tous les médias algériens à la solde du régime ont immédiatement relayé. De quoi ouvrir grand les perspectives d’une libération imminente de l’écrivain âgé de 76 ans. Une issue heureuse qui serait donc un acte d’ultime générosité d’un magnanime président et qui baliserait, sur le chemin, la voie à une reprise du dialogue entre Alger et Paris, Sansal étant également un ressortissant français, et dont la prise d’otage est au cœur de la crise entre les deux capitales. Sauf que c’est archi-faux et, si le régime d’Alger joue la carte de l’humanitaire, c’est forcé, contraint et par un opportunisme certain.
Chronologiquement, l’annonce présidentielle algérienne a été précédée de quelques heures par ce qui s’apparente à un fait accompli allemand, certainement coordonné avec l’allié français. Plus tôt dans la même journée du lundi, c’est le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, qui publiait un communiqué exhortant son homologue Tebboune à un «geste humanitaire», demandant la libération de Boualem Sansal et proposant aussi que Boualem soit transféré en Allemagne pour «y bénéficier de soins médicaux (...) compte tenu de son âge avancé (...) et de son état de santé fragile».
Plus qu’une demande, c’est une exigence. Une condition. Et pour cause: lui-même gravement malade, le président Tebboune doit se rendre en Allemagne ce mois de novembre pour y subir de nouveaux examens médicaux. L’Allemagne, c’est l’adresse à laquelle se rend le chef de l’État algérien pour se faire soigner. C’est là où il a séjourné trois mois durant, d’octobre à fin décembre 2020, pour une longue hospitalisation, officiellement après avoir contracté la Covid-19. C’est là où il retournera en janvier 2021 pour une intervention chirurgicale. Et c’est là où il se rend régulièrement depuis pour suivi et traitement. On notera un séjour «privé» en juillet 2023 dans ce même pays, et un autre, pas plus loin qu’en août dernier, pour les mêmes raisons médicales. Des sources algériennes bien au fait de la chose présidentielle affirment que Tebboune devait encore s’y rendre le 9 novembre dernier, mais que le déplacement a été reporté.
«Voleur», «à l’identité inconnue», «bâtard»
C’est là, le lendemain, qu’intervient le communiqué de la présidence allemande. Le message est clair: si le président algérien veut encore profiter du système de santé allemand, il devra d’abord libérer Boualem Sansal. Et, idéalement, lui faire une place d’honneur dans l’avion présidentiel pour que l’écrivain puisse, lui aussi, être hospitalisé en Allemagne. C’est bien enrobé, mais ça doit faire mal quand même. «Un tel geste serait l’expression d’une attitude humanitaire et d’une vision politique à long terme. Il refléterait ma relation personnelle de longue date avec le président Tebboune et les bonnes relations entre nos deux pays», écrit le président allemand. Entendez: pas de libération de Sansal, pas de supposée amitié qui tienne.
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En faisant sienne l’exigence allemande, Tebboune fait preuve d’un opportunisme non dénué de ruse. L’appel de Frank-Walter Steinmeier tombe à pic, au moment même où Alger fait des appels du pied envers Paris. Jeudi, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, avait souligné que la France menait un «dialogue exigeant» avec Alger pour obtenir la libération de Boualem Sansal. Un dialogue où Berlin semble constituer un levier de persuasion.
Le plus affligeant, c’est qu’alors que Abdelmadjid Tebboune jurait, par tous les saints et autres chouhada, qu’il n’accéderait jamais à une demande de libération exprimée par tous les moyens possibles et imaginables en France, au nom des intérêts suprêmes de l’Algérie et de sa grandeur éternelle, il se déculotte pour des considérations petitement personnelles. Et au diable les chouhada.
On s’en souvient: dimanche 29 décembre, au détour d’un discours-fleuve devant les deux chambres du Parlement, le président algérien Abdelmadjid Tebboune s’est arrêté sur la situation de l’écrivain Boualem Sansal… pour littéralement l’insulter et le traiter de tous les noms. Pour Abdelmadjid Tebboune, Sansal est un «voleur», à «l’identité inconnue» et un «bâtard». Oui, vous avez bien lu. C’est ainsi qu’un écrivain de renommée mondiale est qualifié publiquement, face caméra, par le numéro 1 de l’exécutif algérien. Mais ça, c’était avant.
On ne sait par quelle magie le «bâtard» a été requalifié, dans le communiqué de la présidence algérienne, d’écrivain. Mieux: il redevient «citoyen franco-algérien et lauréat du prix de la paix de l’Union des écrivains allemands». Décidément, les soins du chef de l’État et l’urgence de se réconcilier avec Paris valent bien un revirement à 180°. Après tout, Tebboune et tout le régime algérien savent faire en la matière. À cause du Sahara marocain, on remue ciel et terre deux ans durant contre l’Espagne pour littéralement s’effacer. Et on brandit toutes les menaces contre la France pour en arriver à se féliciter d’un message télégraphique, tout ce qu’il y a de plus convenu, du président Emmanuel Macron, le 1er novembre dernier, jour anniversaire de la «Révolution». Un message de 27 mots brandi comme un sacre dans tous les médias algériens.
On comprend dès lors que le régime d’Alger est dans une urgence absolue pour briser son isolement. Peu importe le scandale de ce revirement express et l’indignation des élites algériennes. Écrasé, le «nif» algérien attendra. À jamais.












