Ni l’éloignement, situant les deux pays dans des aires d’influence et d’intérêt économiques différents, ni les différences de saisons, ni les services rendus par notre pays durant la période de lutte contre l’apartheid ne semblent dissuader les dirigeants de l’Afrique du Sud de manifester leur animosité envers le Maroc dans les instances internationales.
Une explication, courte, attribuerait cette attitude à une déclinaison «normale» de leur doctrine de politique étrangère, héritage des longues années de lutte contre le régime d’apartheid qui prône la lutte anticoloniale et le droit des peuples à disposer de leur propre sort. Elle est d’autant plus courte que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis l’accession du Congrès national africain (ANC) au pouvoir en 1994 au niveau idéel et des réalités sur le terrain, que ce soit à l’international ou au sein de la société sud-africaine.
Intéressons-nous à l’évolution de la politique et la société en Afrique du Sud.
On en sait un peu plus, maintenant, sur l’accord conclu entre les dirigeants de l’ANC et les blancs au début des années 1990, visant la remise du pouvoir aux noirs. Les déclarations publiques des dirigeants des deux côtés étaient louables: «donner à la majorité démographique (noire) la majorité politique». Ce qui l’est moins et n’a pas été rendu public est la suite, à savoir «la majorité régnante renonce au pouvoir en contrepartie de garanties» sous forme d’un maintien en faveur des blancs de 74% de leurs richesses (donc de l’économie de l’Afrique du Sud) et le contrôle de l’appareil sécuritaire. Les 26% restants devaient être partagés essentiellement entre les dirigeants de l’ANC qui se sont retrouvés, du jour au lendemain, assis sur des fortunes conséquentes.
Les choses n’ont pas évolué depuis lors de manière fondamentale. Les blancs sont, certes, plus discrets politiquement, mais tout autant riches, soit directement soit à travers des prête-noms de couleur noire, et l’essentiel des fortunés noirs sont issus de l’ANC ou gravitent autour de lui.
Cela ne doit pas étonner, malgré l’aura d’un Nelson Mandela. Ce que nous devons retenir est que l’ANC est un parti de lutte armée, à l’organisation héritée de cette tradition. Bien qu’il ait été obligé de se convertir à la démocratie institutionnelle pour accéder au pouvoir et respecter les formes, il demeure une organisation qui se comporte comme un parti unique, n’hésitant pas à montrer son courroux, voire son agressivité physique, vis-à-vis de ses contradicteurs.
La pénétration de l’argent au sein de l’ANC a vite fait d’atteindre les sommets puisque le deuxième président (Thabo Mbeki) a été chassé par Jacob Zuma, toujours poursuivi par la justice pour corruption, qui a, à son tour, a été chassé par Cyril Ramaphosa, syndicaliste converti dans les affaires et poursuivi lui aussi.
Presque 30 années de pouvoir de l’ANC ont-elles fait avancer l’économie et la société en Afrique du Sud à défaut de faire avancer la politique? L’essentiel des avancées dans les domaines minier (50% des exportations en valeur), agricole, industriel et financier est redevable aux bases mises en place par le pouvoir blanc et sur lesquelles il a encore la haute main. L’économie sud-africaine s’est diversifiée, malgré son immense richesse minière, qui aurait pu encourager une certaine flemmardise des blancs. Elle occupe le troisième rang en Afrique, après celles du Nigéria et de l’Egypte, avec une population inférieure aux deux premiers (60 millions d’habitants). Malgré un «bon» PIB par habitant (7.000 dollars), le chômage est endémique et le niveau de formation est en déphasage avec les besoins du système productif. Et l’éclosion d’une classe moyenne noire n’a pas fait disparaître la pauvreté. Pauvreté qui favorise la violence et la criminalité à des niveaux très hauts. L’espérance de vie (64 ans) est étonnamment basse pour ce niveau de revenu. La santé en général ne fait pas l’objet d’une attention particulière dans la société sud-africaine, la réactivité face aux fléaux est plutôt lente (SIDA).
Les élites dirigeantes noires du pays et de l’ANC, incapables d’introduire des changements qualitatifs notables dans l’économie et la société, préfèrent maintenir la «rente mémorielle» de la lutte contre le colonialisme et un discours tiers-mondiste éculé, encore très en vogue parmi les bases de l’ANC, certaines catégories pauvres de la population et… quelques forums internationaux en mal de nostalgie.
Quelle marge de manœuvre pour notre diplomatie devant l’agressivité intéressée, feinte, des Sud-Africains ayant des origines internes? C’est à désespérer le meilleur des diplomates.
L’homme politique français centriste Jean Lecanuet a dit que «prêcher la morale parmi les cyniques c’est faire preuve d’une naïveté politique patente». Un discours général de conviction n’est pas adapté à la société politique sud-africaine actuelle, c’est une évidence. Il faudrait changer de méthode en identifiant les centres de pouvoir périphériques politiques, économiques et de la société civile pour entamer des actions d’explications, sans interrompre les contacts avec les officiels en y mettant, si c’est possible, «plus d’ardeur».