Administration: la face cachée de l’iceberg

Adnan Debbarh.

ChroniqueLes commentateurs politiques ont trop tendance à se focaliser sur les performances du gouvernement et des organes élus (parlement, régions et communes). La réussite des réformes est certes tributaire de la qualité du travail des exécutifs, toutefois, il ne faudrait pas omettre que le développement d’un pays sur la durée dépend aussi de la qualité de son administration.

Le 12/12/2023 à 13h57

L’École française des Annales a enrichi la discipline historique en portant un intérêt particulier aux facteurs véhiculant de profonds changements dans les sociétés humaines. Avec elle, l’Histoire a cessé d’être la relation d’une série de faits uniquement ponctuels (l’Histoire événementielle) pour devenir la discipline qui explique les mutations des sociétés et les leviers de leurs changements.

En opérant une extrapolation, on pourrait avancer que parmi les profonds leviers de changement dans les sociétés modernes, un rôle essentiel échoit à l’administration publique ou ce que le sociologue allemand Max Weber a appelé, en théorisant ses fonctions, la «bureaucratie». Tous les politologues s’accordent sur le fait qu’une administration moderne, convenablement formée, contribue grandement au développement d’un pays.

Le lecteur averti de cette chronique pourrait soupçonner chez votre serviteur une tentative, orientée, d’alléger le poids des critiques dont sont cibles les différents exécutifs et l’organe législatif, en imputant une partie de la responsabilité du bilan gouvernemental à l’administration. Tentative peu pertinente, puisque le premier responsable de l’administration publique demeure le Chef du gouvernement.

Écartons les a priori et approfondissons l’analyse. L’administration au Maroc, de par son histoire et la qualité de ses ressources humaines ne peut être considérée comme ce corps passif qui se met en posture d’attente des instructions de l’exécutif. Elle a joué un rôle dans la modernisation du pays et s’est souvent positionnée comme faiseuse de décisions. Plusieurs ministres qui ont occupé des postes importants sont issus de ses rangs. Elle a même eu quelques fois tendance à reprocher aux élites politiques et économiques leur manque de dynamisme et n’a pas manqué de réclamer la paternité de la conception et de la réalisation de nombre de projets d’envergure. Aussi, il serait intellectuellement et même politiquement injuste de ne pas l’interpeller sur ses performances. La Constitution du Royaume n’a pas manqué de le souligner en mettant l’accent sur l’évaluation de son travail et la nécessité de la soumettre à une reddition des comptes.

Ces questionnements ont traversé mon esprit à la lecture de deux comptes rendus. Le premier concerne les résultats plus que surprenants de l’Agence nationale des eaux et forêts qui, malgré un budget tout à fait conséquent de 2,7 milliards de dirhams, un encadrement en ingénieurs à faire pâlir d’envie nombre de structures, publiques et privées, et une direction versée dans le domaine depuis plusieurs années ne réalise pas ses objectifs. La raison invoquée serait la persistance de problèmes… administratifs. Le deuxième compte rendu, plus inquiétant, car ayant un impact sur l’ensemble des générations futures, fait état de l’incapacité de l’administration de l’enseignement à construire un système d’enseignement de qualité depuis des années. Est-ce à défaut de moyens financiers? Nous avons déjà eu l’occasion de souligner et de saluer l’effort fourni par le budget de l’État dans ce domaine. Avec pratiquement 80 milliards de dirhams par an, le Maroc consacre plus de 5% de son PIB à l’enseignement primaire et secondaire, davantage si nous incluons le supérieur. C’est un ratio tout à fait honorable au niveau mondial. Malgré, encore une fois, cet effort budgétaire de l’État, qui dure depuis des années, notre pays se classe parmi les derniers dans le classement PISA mesurant les acquis de l’élève. Est-ce la faute au ministre actuel? À ceux qui l’ont précédé, même en remontant très loin? La justification ne tient pas la route. Il faut le dire: il y a dans certaines administrations des situations de rente, auxquelles aucun ministre n’ose s’attaquer, au risque de perdre sa place, tout simplement. À la limite, cette rente serait tolérable si les résultats étaient au rendez-vous.

Avons-nous dit le nécessaire en rappelant que notre administration, dans plusieurs de ses départements, souffre d’un déficit de gouvernance qui impacte la croissance, voire le développement qualitatif du pays?

Qu’est-ce qui empêche le gouvernement actuel, qui dispose d’une large majorité issue des urnes, comme il se complaît souvent à le rappeler, donc de la légitimité politique, d’entamer la réforme de l’administration? Disons-le franchement: l’actuel parti majoritaire semble ne pas trop y tenir. Est-ce par culture? L’actuel Chef de gouvernement, ce n’est un secret pour personne, affectionne la verticalité dans la prise de décision (nous y reviendrons dans une prochaine chronique). Pourquoi va-t-il s’embarrasser d’une administration propositionnelle? Le département chargé de la Réforme de l’administration, adossé au numérique, est inaudible, alors qu’il devrait être un ministère de poids dans un pays qui, ne disposant pas de rentes pétrolières, doit optimiser la gestion de ses modestes ressources.

Nous avons commencé cette chronique en mettant l’accent sur le rôle de l’administration comme acteur de développement politique du pays, son poids, sa force, ses faiblesses, sans exclure une possible initiative de l’exécutif pour la réforme de ce corps si précieux. La problématique est là. Le Maroc, au vu de son expérience passée et des défis qui l’attendent, a besoin d’une administration autrement plus performante que l’actuelle. Comment peut-on y arriver? L’invitation au débat est lancée.

Par Adnan Debbarh
Le 12/12/2023 à 13h57