Dans les rangs des généraux algériens, c'est la panique. Ils ne sont plus seulement contestés par la rue, qui exige un «Etat civil et non militaire», mais au sein même de l’armée.
Un récent document classé «secret», daté du 30 décembre 2020, et signé par le secrétaire général du ministère de la Défense, révèle ainsi au grand jour que les soldats algériens sont en train de se désengager massivement de l’armée. Ce document a été révélé à la fois par le journaliste d’investigation et blogueur, Amir Dz, ainsi que par un ancien diplomate algérien, réfugié au Royaume-Uni, Mohamed Larbi Zitout.
Cette «grave hémorragie», comme la qualifie ce document, est un phénomène qui n' eu de cesse de prendre de l’ampleur ces deux dernières années, au point de commencer à sérieusement inquiéter l’actuel commandement de l’armée algérienne.
Combien de fois n’a-t-on pourtant entendu ces derniers temps que des militants du Hirak et autres journalistes algériens ont été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison, sous l’accusation d’«atteinte au moral de l’armée»? Or, voilà que l’on apprend, à travers ce document officiel, mais estampillé «secret», que le gros des troupes de l’une des plus budgétivores armées du monde, a le moral dans les chaussettes.
En d’autres termes, une hémorragie aiguë est en train de vider l’armée algérienne de ses hommes, de plus en plus nombreux à quitter le navire. Certains déposent, à cet effet, soit des «demandes de radiation» pour les engagés, censés rester jusqu’à l’âge de la retraite, soit des «demandes de rupture de contrat», pour les militaires engagés pour une période déterminée pouvant aller au maximum jusqu’à 19 ans, soit enfin des demandes «bleues», les plus nombreuses, où les candidats au départ invoquent une maladie «mentale», incompatible avec les missions de l’armée.
Lire aussi : Des responsables du Polisario et des gradés algériens impliqués dans un trafic de voitures
Pour éviter toute accusation de désertion, d’indiscipline, de manque de patriotisme ou, pire, d'insulte à l’armée, que la propagande locale qualifie de «digne héritière de l’ALN», ce sont des raisons objectives qui sont généralement invoqués par les déçus de la grande muette. L’heure est ainsi devenue tellement grave, que le général Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’armée algérienne, a présidé de nombreuses réunions de hauts gradés ces trois derniers mois.
Si certains ont pensé qu’il s’agissait surtout, pour les généraux, de plancher sur le sort qui sera réservé au président Abdelmadjid Tebboune, subitement tombé malade en octobre dernier, et devenu encombrant à cause de son fauteuil roulant à la «Bouteflika», la fuite de ce document montre que l’armée était plutôt préoccupée par des considérations internes nettement plus graves. Celles qui se résument dans le moral au ras des pâquerettes de ses troupes, au sein desquelles des cas de suicide et des tentatives de suicide par immolation ont également été signalés.
Le haut commandement de l’armée algérienne reconnaît donc ouvertement, aujourd’hui, des défections, synonymes d’une déliquescence de plus en plus marquée dans les rangs de ses troupes.
En effet, selon le document secret du ministère de la Défense, les réunions des chefs des différents corps de l’armée et des forces de sécurité algériennes visaient avant tout à répondre à une question urgente et cruciale: comment arrêter cette saignée, qui est en train de littéralement vider l’armée algérienne de sa composante principale, les soldats? Une commission spéciale a même été créée, avec pour mission d’enquêter sur les raisons qui ont conduit à cette répulsion quasi-généralisée, et sans précédent, vis-à-vis de l’armée.
Ainsi on peut lire dans le document du MDN que «la commission spéciale est appelée à identifier toutes les causes qui seraient derrière la perte de confiance devenue manifeste chez les soldats et sous-officiers, et proposer des solutions durables pour juguler ce phénomène». Cette enquête concerne tous les corps de l’armée (terre, air, mer), ce qui indique une généralisation de la grogne.
Lire aussi : Algérie: l’armée s’apprête-t-elle à destituer le président Tebboune?
Mais le plus troublant dans ce document, c’est qu’il a été dissimulé au président de la République, portant censé être le chef suprême de l’armée, mais aussi le ministre de la Défense. En tout cas, il a été signé à son insu, le 30 décembre 2020, soit moins de 24 heures après son retour d’Allemagne, un retour qui lui avait d'ailleurs permis de parapher plusieurs documents importants, comme la loi de finances 2021 ou la nouvelle constitution amendée…
Les généraux chercheraient-ils à cacher «un problème grave» au chef suprême des forces armées, Abdelmadjid Tebboune, ou bien considèrent-ils ce dernier comme epsilon, en raison de son incapacité à gouverner? En tout cas, les hauts gradés ont une grande part de responsabilité dans la transformation de l’armée algérienne en véritable repoussoir, pour les hommes appelés à la servir.
La corruption des généraux, matérialisée par leur interminable guéguerre pour détourner l’immense budget réservé à l’armée, est la cause première de la colère des hommes de troupes, dont on oublie parfois qu’ils sont aussi une frange importante de l’opinion publique algérienne, dont ils partagent le ressenti.
D’autre part, la pratique courante du favoritisme par les généraux, sur la base d'une parentèle, du régionalisme ou du tribalisme, a créé de fortes tensions au sein de l’armée. Surtout quand ce favoritisme est accordé de façon flagrante au Polisario, dont les soldats, et leur famille, perçoivent de gros salaires et des primes conséquentes, et voyagent toujours entre Tindouf et Alger à bord d’avions militaires... Quand, dans le même temps, les soldats algériens sont condamnés à effectuer le même trajet, ou plus long encore, en plusieurs jours, à bord d’inconfortables tacots de l’armée. Ce traitement de faveur envers le Polisario a été révélé au grand jour, lors du crash d’un avion militaire à Boufarik, le 11 avril 2018, qui a fait 257 morts, dont des Sahraouis.
Mais le plus grave dans cette affaire, c’est qu’elle révèle une fois de plus l’amateurisme des renseignements militaires, qui ont été incapables de sanctuariser un document interne aussi sensible. La fuite de ce document, estampillé «secret», laisse donc croire que le général Sidi Ali Ould Zmirli, à la tête de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), risque bientôt de suivre un autre général aussi incompétent que lui, à savoir Mohamed Bouzit, l'ex-patron de la sécurité extérieure, récemment limogé. Mais peut-être sera-t-il maintenu à sa place, en raison du zèle dont il a fait preuve pour conseiller et préserver Chafik, le fils gâté du général Saïd Chengriha, au moment où il était assailli par le clan de feu Ahmed Gaïd Salah?