«La Russie seule assure un quart des exportations mondiales de blé, et détient un stock conséquent», relève Sébastien Abis, auteur de «Géopolitique du blé» et chercheur associé à l’Institut français de relations internationales et stratégiques (Iris).
La guerre en Ukraine a ouvert de nouvelles voies, comme les routes fluviales du Danube. Celles-ci permettent à Kiev de continuer à exporter des grains en dépit de la fin mi-juillet de l’accord céréalier de la mer Noire, que la Turquie cherche toujours à relancer: elle prépare «un nouvel ensemble de propositions en consultation avec l’ONU», a encore dit lundi son président Recep Tayyip Erdogan après une rencontre avec Vladimir Poutine.
Mais la guerre a surtout assis la domination russe sur le commerce mondial de la céréale.
Les voies fluviales restent «fragiles», régulièrement bombardées. Le corridor maritime «a permis de sortir près de 33 millions de tonnes de produits agricoles du pays» en un an, mais «n’a pas aidé l’Ukraine à rebondir en termes de production agricole, en raison de la guerre elle-même» qui a amputé d’un quart ses terres arables, rappelle l’économiste Joseph Glauber, chercheur à l’International Food Policy Research Institute (IFPRI) à Washington.
«Réarmement agricole»
En 2023-2024, les prévisions de consommation sont supérieures de 20 millions de tonnes à celles de la production mondiale de blé, qui s’annonce moins abondante que l’année précédente, notamment du fait d’aléas climatiques au Canada et en Australie.
Dans ce contexte, «le monde espère que 45 millions de tonnes de blé russe vont arriver sur le marché», souligne David Laborde, directeur de la division Economie de l’agroalimentaire de l’Organisation onusienne pour l’agriculture et l’alimentation (FAO).
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Cette domination russe a une histoire: «Il y a 55 ans, la moitié du blé exporté dans le monde venait des Etats-Unis. Au cours des cinquante dernières années, on a vu une diversification du marché mondial», rappelle-t-il.
L’hégémonie américaine a été progressivement remise en question «par les exportations d’Europe de l’Ouest - qui se relevait de la Deuxième Guerre mondiale - puis par des pays comme l’Argentine et l’Australie et, à partir des années 2000, par l’émergence du pôle de la mer Noire», poursuit-il.
Alors que la Russie était importatrice nette de blé il y a 25 ans, après l’effondrement du bloc soviétique, elle s’est hissée en 2016 au premier rang des exportateurs. Le secteur agricole est devenu le 3e poste commercial du pays, derrière l’énergie et les métaux/minerais, mais devant l’armement: «La Russie a réarmé son agriculture», résume Sébastien Abis.
Avec la guerre, «tout s’est accéléré», souligne le chercheur. «La Russie céréalière a “russifié” sa diplomatie du blé: on n’est plus dans les règles du marché.»
Quand l’accord céréalier de la mer Noire prend fin, Vladimir Poutine promet ainsi des livraisons gratuites à six pays africains (confirmées lundi mais représentant moins de 1% des exportations russes) et des tarifs préférentiels pour l’Egypte, pays ami. Il maintient des prix bas pour garder un avantage concurrentiel.
Moscou «dessine de nouvelles cartes, à la fois stratégiquement parce qu’il ne joue pas avec les mêmes outils [que les autres acteurs du marché], mais aussi en s’appuyant sur le fait que la Russie est la seule à produire plus et à exporter plus. Le seul pays qui faisait le match avec la Russie, c’était l’Ukraine», souligne Sébastien Abis.
Importateurs «neutres»
Cette hégémonie pèse lourd pour des pays comme l’Egypte et la Turquie, de loin les deux premiers importateurs de blé russe: la première importe 80% de son blé de mer Noire, la seconde le transforme en farine réexportée ensuite vers le Moyen-Orient, l’Afrique ou l’Asie, relève David Laborde.
Les pays plus dépendants, souligne-t-il, sont ceux qui consomment le plus de pain, en Afrique du Nord mais aussi au Sri Lanka, au Bangladesh ou au Pakistan.
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Le poids de la Russie dessine des routes commerciales «qui ne sont pas logiques sur le plan de la géographie», note Sébastien Abis, soulignant que le Maroc ou l’Algérie, traditionnels clients de la France, ont modifié leurs règles d’importation pour pouvoir acheter du blé russe.
Et depuis le début de la guerre, souligne Joseph Glauber, de nombreux pays importateurs en Afrique sont restés «neutres» dans les instances internationales, pour ne pas froisser le géant russe, tout en défendant l’accord céréalier en mer Noire qui a fait redescendre les prix après la flambée du printemps 2022.
Une grande crainte des opérateurs est désormais un dérapage en mer Noire, avec le bombardement d’un navire de céréales et un emballement des primes d’assurance. Toutefois, estime Sébastien Abis, «les Russes n’y ont pas intérêt. La mer Noire doit rester leur corridor à eux.»