Le souverainisme africain revisité

Mustapha Sehimi.

Mustapha Sehimi.

ChroniqueEn quelques années, le Sahel central a vu émerger une nouvelle grammaire du pouvoir. Les juntes qui s’y sont imposées rejettent la présence occidentale et recyclent des éléments d’un panafricanisme né bien avant les indépendances. Leur socle narratif puise largement dans les répertoires panafricanistes, mais aussi dans ceux du souverainisme.

Le 20/11/2025 à 16h20

Pour comprendre les recompositions politiques actuelles au Sahel, il faut d’abord revenir au panafricanisme. Ce courant naît au tournant du 20ème siècle dans les milieux intellectuels nord-américains, caribéens et africains. Il se structure au fil de plusieurs congrès organisés pendant des décennies et évolue progressivement «d’un mouvement d’émancipation de l’Homme noir vers un projet d’unité africaine».

La figure majeure de cette deuxième phase est sans conteste Kwame Nkrumah, futur président du Ghana. À ses côtés, d’autres futurs dirigeants africains s’inscrivent dans cette dynamique (Julius Nyerere, Jomo Kenyatta, Amílcar Cabral, etc.). Très vite, ces deux premières générations de panafricanistes laissent apparaître leurs lignes de fracture: certains défendent un fédéralisme intégral, d’autres prônent plutôt une simple coopération entre États nouvellement indépendants.

Avec les néo-africanistes contemporains s’affirme un courant plus populaire, ancré dans une jeunesse urbaine, connectée, qui réinvestit l’imaginaire panafricain. S’y ajoute une autre référence structurante: celle du souverainisme, conçu comme une véritable rupture avec l’Occident, laquelle ne serait qu’une première étape vers un panafricanisme accompli.

L’actuelle Alliance des États du Sahel (AES), formée par le Mali, le Burkina Faso et le Niger, créée en septembre puis transformée en septembre 2023 en pacte de défense mutuelle, avant de se muer en confédération souveraine en juillet 2024, proclame ainsi un projet à la fois panafricaniste et souverainiste.

Ce projet s’articule autour de plusieurs axes: rupture avec l’Occident, dénonciation des accords de défense avec le «partenaire traditionnel» et l’ancienne puissance coloniale, remise en cause des liens privilégiés avec l’Union européenne.

Dans cette logique, il s’agit de s’attaquer aux instruments de la domination occidentale – coopérations militaires et de développement, franc CFA, extraction et pillage des ressources… – et, en conséquence, de se tourner vers de nouveaux partenaires pour remplacer les alliances historiques: Russie, Chine, Turquie, pays du Golfe, Iran, voire Corée du Nord.

«Ce projet s’appuie sur une «société civile islamique» faite d’ONG, d’associations caritatives, de réseaux d’oulémas, ainsi que sur une tendance ancienne de réislamisation du Sahel, voire de salafisation des sociétés.»

—  Mustapha Sehimi

Il s’agit aussi de combattre les «ennemis de l’intérieur» ou «apatrides», termes utilisés pour désigner les «terroristes» mais aussi les élites formées en Occident, accusées d’avoir entretenu un ordre post-colonial. Cette rhétorique s’accompagne d’un rejet des normes et injonctions extérieures au nom d’une quête d’«authenticité africaine»: changement des noms de rues et de boulevards dans les capitales sahéliennes, rétrogradation du français au rang de simple «langue de travail» et non plus de «langue officielle», comme au Niger, etc.

Deux autres projets de société se dessinent néanmoins dans les sociétés sahéliennes contemporaines. Le premier défend un retour au statu quo ante: réinstauration de la démocratie électorale, d’une société civile libre et dynamique, et reprise de partenariats diversifiés, y compris avec les puissances occidentales. Ses partisans insistent sur les impasses actuelles des juntes sahéliennes, incapables d’améliorer la situation sécuritaire – pourtant argument central des putschs – et, plus fondamentalement, de gouverner l’État.

Le second projet est porté par les forces conservatrices religieuses musulmanes: celui d’une gouvernance adossée à un référentiel religieux et jurisprudentiel islamique.

Vu de l’extérieur, on tend à l’identifier au seul agenda des groupes salafistes djihadistes ayant pris les armes. En réalité, son objectif final (sinon ses moyens) est partagé par des franges bien plus larges de la population, qui rejoignent les panafricanistes sur un certain nombre de diagnostics, notamment celui d’une démocratie dévoyée.

Ce projet irrigue à la fois les campagnes et les villes; il s’appuie sur une «société civile islamique» faite d’ONG, d’associations caritatives, de réseaux d’oulémas, ainsi que sur une tendance ancienne de réislamisation du Sahel, voire de salafisation des sociétés. Dans certains espaces ruraux désertés par les États sahéliens, ce type de gouvernance s’est déjà imposé de facto. Mais la violence et la cruauté des groupes salafistes djihadistes à l’encontre des populations desservent objectivement cette cause.

Les questions soulevées demeurent, elles, d’une grande actualité: la nature de l’État post-colonial; le statut de pays dépendants de la manne de l’aide publique au développement, conditionnée à l’adoption des priorités et solutions des bailleurs; une phase de démocratisation qui a engendré une classe politique corrompue et affairiste, et une pléthore de partis fantomatiques davantage définis par leurs réseaux clientélistes que par leur corpus idéologique; enfin, la place de ces pays – et, par extension, de l’ensemble du continent africain – dans l’ordre mondial.

Autant de mutations effervescentes, souvent éruptives, qui reconfigurent en profondeur le paysage politique sahélien.

Par Mustapha Sehimi
Le 20/11/2025 à 16h20