Le putsch du 10 juillet 1978 en Mauritanie mené par l’Algérie (documents)

Jillali El Adnani.

ChroniqueDerrière le coup d’État du 10 juillet 1978, qui renversa Mokhtar Ould Daddah, se profile la main d’Alger. Officiellement chantre de l’autodétermination, le régime de Houari Boumediene déployait en réalité une stratégie d’ingérence impliquant services secrets, relais économiques et propagande médiatique. Les archives diplomatiques montrent comment une Mauritanie épuisée par les attaques du Polisario fut contrainte de céder face à une politique algérienne dont le langage mielleux masquait à peine des ambitions hégémoniques.

Le 28/09/2025 à 10h03

En 1978, les contradictions de la stratégie algérienne dans le dossier du Sahara apparaissent au grand jour. D’un côté, Alger interdit au Polisario toute perspective d’union avec le Maroc, au nom d’une prétendue défense de l’autodétermination. De l’autre, elle pousse Mustapha Sayed El Ouali et ses compagnons à entraîner la Mauritanie dans une union forcée avec la RASD. Une stratégie pour le moins déroutante: militaire dans ses moyens, démagogique dans ses discours, et surtout en totale contradiction avec le principe sacro-saint qu’elle brandit à l’ONU. On y décèle l’empreinte de Kadhafi, qui tantôt rêvait d’annexer la Tunisie au nom d’une union des deux pays, tantôt caressait le projet colonial d’une Organisation commune des régions sahariennes (OCRS) revisitée, englobant la Mauritanie et les tribus nomades de tout le Sahel.

Mais derrière cette posture se cache une autre réalité. Se dessine le rôle de Houari Boumediene et de son fidèle Kasdi Merbah, son complice de longue date depuis le renversement d’Ahmed Ben Bella en 1965. Merbah, que Le Monde décrivait après sa mort en août 1993 comme «l’homme des dossiers, celui qui sait tout et sur lequel on ne sait rien», fut directeur de la Sécurité militaire de 1962 à 1979: un Mohamed Mediène avant l’heure. De son vrai nom Abdellah Khalef, né à Fès en 1938, il incarne le prototype du chef de renseignement occulte. À ses côtés, l’agent Bachir Negli, homme de l’ombre, contribue à dessiner les lignes de force d’un complotisme algérien toujours justifié au nom de prétendues «causes justes».

Le président Mokhtar Ould Daddah, que la presse algérienne qualifiait de corrompu alors que chacun en Mauritanie savait qu’il n’avait même pas les moyens de financer sa propre maison, n’hésita pas, en revanche, à dénoncer publiquement les attaques militaires algériennes menées sous la bannière du Polisario.

La date fixée pour le coup d’État

Un télégramme confidentiel du 29 décembre 1978 révèle que Bachir Nagli, personnage au croisement des milieux économiques et politiques algériens, aurait joué un rôle décisif dans la fixation de la date du coup d’État, en alertant directement le président Boumediene de l’imminence du mouvement militaire. Fils d’un ancien ambassadeur au Niger, Nagli avait tissé de solides réseaux à Dakar, où il s’était établi après la rupture diplomatique de 1975 entre Nouakchott et Alger.

«Les dirigeants algériens ont décidé d’armer, d’encadrer, de soutenir des bandes de mercenaires qui ont eu pour mission d’attaquer les objectifs civils installés à l’intérieur des frontières mauritaniennes »

—  Mokhtar Ould Daddah, ancien président de la Mauritanie

Ses activités dans les travaux publics lui servaient de couverture pour des missions de renseignement et d’influence. Son parcours illustre à la perfection la méthode algérienne: recourir à des relais discrets, hommes d’affaires autant qu’agents de liaison, capables d’exercer une pression politique par des canaux parallèles et non officiels.

La Mauritanie avant le putsch du 10 juillet 1978

Pour le président Mokhtar Ould Daddah et le Bureau politique national, l’animosité de Houari Boumediene découle directement de la position mauritanienne dans le conflit du Sahara. À la suite de la reconnaissance de la RASD par l’Algérie, Ould Daddah déclara:

«Parce qu’ils n’ont pu obtenir de la Mauritanie un alignement inconditionnel à leur position au sujet de la question du Sahara, les dirigeants algériens ont décidé d’armer, d’encadrer, de soutenir des bandes de mercenaires qui ont eu pour mission d’attaquer les objectifs civils installés à l’intérieur des frontières mauritaniennes de 1960: Inal, Bir-Moghrein, en particulier, ont été attaqués dans la nuit du 9 au 10 décembre 1975. Ain Ben Tili, chef-lieu du département, a été investi par des troupes algériennes et occupé pendant plusieurs jours. Des soldats mauritaniens sont actuellement détenus en territoire algérien.»¹

Le même télégramme va plus loin et rappelle aux autorités algériennes que plusieurs membres du gouvernement de la RASD étaient en réalité d’anciens ressortissants mauritaniens:

«Des ressortissants mauritaniens, bien connus du gouvernement algérien, ont été enrôlés par lui et promenés à travers le monde à la recherche de la reconnaissance d’un soi-disant mouvement de libération du Sahara. Voilà que, maintenant, les dirigeants algériens créent une république sahraouie et désignent comme membres de son gouvernement les citoyens mauritaniens opposants politiques. L’un des membres de ce pseudo-gouvernement a été diplomate et même chargé d’affaires à l’ambassade de Mauritanie en Algérie.»¹

Les confidences de Mokhtar Ould Daddah

Selon un télégramme diplomatique daté du 23 février 1977, envoyé de Nouakchott par l’ambassadeur de France, Removille, le président Mokhtar Ould Daddah profita d’un dîner offert en l’honneur du président Nicolae Ceausescu pour exposer sa vision des relations entre États, notamment avec l’Algérie. Il déclara alors:

«S’il n’est certes pas facile de bâtir des rapports confiants et durables avec d’autres nations et nous n’avons l’expérience avec d’autres peuples que depuis notre indépendance, il est cependant évident que l’expérience démontre que, sur de tels rapports, on ne peut plus les fonder et on ne peut plus compter que lorsqu’ils reposent pleinement sur l’égalité et le respect mutuel. C’est là le fondement de tout rapport international fondé sur l’égalité et le respect mutuel, et, en dehors de cette base solide, tout n’est que ce qui peut se prévoir, car on ne fait pas l’histoire à reculons.»²

Ces paroles prennent une portée clairement géopolitique: Ould Daddah évoque, à travers elles, les tensions régionales qui opposaient alors la Mauritanie, l’Algérie et le Maroc autour du Sahara occidental. Il réaffirmait ainsi que l’avenir des relations internationales devait s’appuyer sur des principes solides, loin des rapports de force imposés. Par cette position, il inscrivait la Mauritanie dans une tradition diplomatique visant à en faire un acteur équilibré et promoteur de stabilité.

Mais cette volonté de paix et de régulation allait être brisée. Le coup d’État du 10 juillet 1978 donna à l’histoire du Sahara une tournure radicalement différente, marquée par la récolte des fruits de l’agression et du terrorisme polisarien.

Le Journal El Moujahid, annonciateur du putsch préparé par un Boumediene malade

Le 3 juillet 1978, soit une semaine avant le coup d’État, le journal algérien El Moudjahid publiait un article signé par un groupe se présentant comme les «Démocrates en Mauritanie», sous le titre: «Non au suicide de la Mauritanie». Ce texte, transmis par l’ambassadeur de France à Alger le 8 juillet 1978— trois jours avant le putsch— au ministre des Affaires étrangères Louis de Guiringaud, était manifestement rédigé sur commande. Il s’en prenait au «colonialisme français» et aux «ingérences» du Sénégal sur le plan culturel et ethnique.

L’appel des «démocrates» insistait sur la crise économique qui frappait la Mauritanie, mais ne disait mot des attentats au plastic commis en février 1978 par le Polisario contre la voie ferrée reliant Zouérate à Nouadhibou. Or ces attaques, qualifiées par Nouakchott d’«agression algérienne», avaient paralysé l’exportation de fer, ressource vitale du pays.

Le renversement de Mokhtar Ould Daddah marqua un tournant décisif dans l’histoire politique mauritanienne et dans l’équilibre géopolitique du Maghreb et du Sahara. Depuis 1975, engagée aux côtés du Maroc dans une guerre épuisante contre le Polisario et donc contre l’Algérie, la Mauritanie voyait ses capacités militaires, économiques et politiques laminées. Le Comité militaire de redressement national (CMRN), né du putsch, se retrouva face à une équation insoluble: poursuivre la guerre signifiait la faillite de l’État, mais s’en retirer supposait une réorientation radicale de sa politique régionale.

Au lendemain du coup d’État

À Alger, la chute d’Ould Daddah fut perçue comme une occasion historique. Les télégrammes diplomatiques français notent qu’au lendemain du coup d’État, la presse algérienne exultait, célébrant la disparition d’un régime présenté comme «anti-populaire» et «complice de l’agression marocaine». Officiellement, pourtant, la prudence dominait: la junte mauritanienne n’avait pas encore révélé ses orientations, et Alger préférait temporiser.

Dans ce climat, Abdelaziz Bouteflika, alors en visite à Paris, garda un silence calculé sur les événements de Nouakchott. Mais ce mutisme n’était qu’un écran: derrière cette réserve diplomatique se profilait l’implication directe de Houari Boumediene, qui avait suivi de près l’opération avec le concours de son homme de confiance, Kasdi Merbah, orchestrant ainsi la mise à l’écart du président Ould Daddah.

Au tournant de 1979, les autorités mauritaniennes cherchèrent activement une issue au conflit. Les télégrammes diplomatiques français signalent d’abord des contacts exploratoires avec Alger, bientôt suivis de missions officielles. Celle du 12 juin 1979 en est un exemple emblématique: conduite par le lieutenant-colonel Ahmed Salem Ould Sidi, elle comptait dans ses rangs Ahmedou Ould Abdallah, ministre des Affaires étrangères, et Dani Moulaye Mohamed, ministre du Plan. La présence d’Ould Abdallah conférait à l’initiative une forte légitimité politique, traduisant la volonté de Nouakchott de réviser en profondeur sa position. Nous sommes alors à la veille de la signature du traité de paix d’Alger, conclu le 5 août 1979.

Ces délégations n’étaient pas de simples missions protocolaires: elles constituaient les étapes préparatoires d’un basculement stratégique. Les services algériens, sous la direction de Kasdi Merbah, chef du MALG, encadraient directement le processus. Considéré comme l’architecte de la politique saharienne d’Alger, Merbah travaillait en tandem avec des relais comme Bachir Nagli, qui entretenaient des liens étroits avec certains cercles mauritaniens favorables à une paix négociée avec le Polisario.

La presse algérienne fut mobilisée comme un véritable instrument de pression. Le quotidien Chaab multipliait les rappels, accusant la Mauritanie d’avoir «trahi» en rompant ses relations avec Alger en 1975, et soulignant la nécessité d’une réconciliation. Cette offensive médiatique visait à fragiliser psychologiquement Nouakchott en martelant sa vulnérabilité et son isolement.

Face à cette offensive, le Maroc tenta de contrebalancer l’influence algérienne par l’action de son ambassade et de ses relais politiques en Mauritanie. L’Arabie saoudite, alliée traditionnelle de Nouakchott, mettait également en garde contre les «illusions» algériennes, décrites dans un télégramme comme «un langage de miel dissimulant des réalités amères». Mais ces avertissements restèrent sans effet face à l’épuisement militaire et aux pressions internes. Les télégrammes diplomatiques soulignent la lassitude profonde de l’armée mauritanienne, de plus en plus décidée, sous l’étau algérien, à mettre un terme à une guerre devenue intenable.

L’élimination de Mokhtar Ould Daddah, qui avait tenté de préserver l’indépendance de décision de son pays, ouvrit la voie à une Mauritanie contrainte d’accepter la «paix» imposée par Alger en 1979. Ce tournant démontre que l’histoire du Sahara marocain ne peut être comprise qu’à travers l’analyse des ingérences et des pressions extérieures: l’Algérie y joua un rôle déterminant, transformant un différend territorial en fracture géopolitique durable, marquant à la fois le Maghreb et le Sahel.

(1) Ministère des Affaires étrangères, télégramme diplomatique en clair, émit de Nouakchott le 8 mars 1976 par l’Ambassadeur Millot, n° 164, adressé aux postes diplomatiques. Archives diplomatiques de La Courneuve, Direction Afrique du Nord et du Moyen Orient, ANMO, Algérie, Carton 225, 1973-1982.

(2) Télégramme diplomatique daté du 23 février 1977, envoyé de Nouakchott par l’ambassadeur de France, Removille, communiqué à Rabat et Alger pour informer de la déclaration du Président Ould Daddah sur l’Algérie. Archives diplomatiques de La Courneuve, Direction Afrique du Nord et du Moyen Orient, ANMO, Algérie, Carton 225, 1973-1982.

Par Jillali El Adnani
Le 28/09/2025 à 10h03