Le 4 janvier 2021, le détail d’une réforme a été rendu public par le ministre de la Justice, Yariv Levin. Ce projet a suscité de nombreuses et vives oppositions au sein de la magistrature, de la classe politique et du monde universitaire et intellectuel, tant en Israël qu’à l’étranger. La présidente de la Cour suprême, Esther Hayut, a dénoncé ainsi une «attaque débridée contre le système judiciaire comme si la Cour était un ennemi qui doit être attaqué et soumis». Et d’ajouter qu’il s’agit d’«un coup fatal à l’identité démocratique d’Israël».
Depuis plus de quatre mois, toutes les semaines – la dix-huitième se tient ces jours-ci – des centaines de milliers de personnes manifestent à Tel-Aviv contre cette réforme. Malgré l’annonce du Premier ministre d’une «pause» du travail législatif durant six mois, le 27 mars, rien n’y fait: l’ampleur des manifestations persiste.
Que prévoit donc cette réforme tellement controversée qui a fracturé profondément Ia société israélienne? Le chef de l’Etat, Isaac Herzog, a proposé le 15 mars, ce qu’il a appelé «un compromis du peuple» sur des questions de procédure (durcissement des conditions d’invalidation d’une loi contre toute annulation, une majorité simple des 15 membres de la Cour suprême, quatre lectures de toute nouvelle loi fondamentale avec une majorité qualifiée de 80 membres sur les 120 de la Knesset). Ces propositions n’ont pas été retenues par le cabinet.
Cela dit, le texte gouvernemental vise à politiser la sélection des juges. Comment? Par une modification de la composition et des pouvoirs de la commission en charge des nominations judiciaires. Cette dernière est aujourd’hui composée de 9 membres: 3 juges de la Cour suprême, dont son président, 2 membres de la Knesset, 2 membres du gouvernement, dont le ministre de la Justice, et 2 autres membres du barreau israélien.
Cette commission a un pouvoir entièrement discrétionnaire de nomination et de révocation des juges -les décisions doivent être prises par une majorité d’au moins 7 des 9 membres. Le projet du gouvernement, lui, veut porter le nombre de membres à 3 ministres, dont celui de la Justice, en réduisant d’autant les professionnels du droit. Il propose également 3 parlementaires: 3 membres de la Cour suprême, dont son président, et 2 représentants des citoyens, dont l’un devra être un juriste désigné par le ministre de la Justice.
Quant aux pouvoirs de la commission, ils seraient également modifiés: une majorité de 6 sur 11 serait suffisante pour nommer un magistrat; et 9 sont nécessaires pour une procédure de révocation, celle-ci pouvant par ailleurs toujours être déclenchée à la discrétion de la commission.
Deuxième série de propositions: la limitation des pouvoirs de la Cour suprême. Comment? Par l′interdiction de tout contrôle de constitutionnalité des lois fondamentales, les censures des lois ordinaires conditionnées à l’obtention d’une majorité de 80% des juges de la Cour suprême et l′interdiction de l’utilisation du contrôle de la «raisonnabilité» des décisions administratives - une technique de contrôle traditionnelle du droit administratif israélien. Il faut y ajouter un mécanisme - inspiré du droit canadien d’ailleurs - permettant à la Knesset d’adopter, à la majorité simple, une clause immunisant pratiquement un texte législatif contre son contrôle juridictionnel durant quatre ans, renouvelables indéfiniment.
La troisième dimension de la réforme regarde les services de conseils juridiques au gouvernement placés sous l’autorité du Procureur général d’Israël. Aujourd’hui, ils sont indépendants et rendent des avis contraignants: une double caractéristique qui sera modifiée pour permettre un recrutement discrétionnaire par les ministres et rendre ainsi leurs avis seulement consultatifs.
Une réforme avec quels enjeux? Pour le gouvernement, l’argument mis en avant est le suivant: rendre le processus de nomination des juges «plus démocratique» et «plus représentatif». L’objectif est cependant plus large: contrecarrer «la révolution constitutionnelle» des années 1990 en Israël dénoncée par certains comme le point de départ d’un véritable «gouvernement des juges».
Comme le Royaume-Uni ou la Nouvelle-Zélande, Israël ne dispose pas d’une Constitution écrite. Depuis 1950, il est prévu que la Knesset pourrait adopter des lois dites fondamentales même si elles présentent formellement les mêmes caractéristiques que les lois ordinaires. En 1995, la Cour suprême - sous l’influence de son président, Aharon Barack - a reconnu son pouvoir de contrôler la conformité des lois ordinaires aux lois ordinaires et éventuellement de censurer les premières en cas de contrariété avec les secondes.
Depuis, la Cour a admis l’existence d’un bloc de nombreux droits et libertés comme normes de référence de son contrôle, et ce, sur le fondement en particulier de la loi fondamentale de 1992. Pour le gouvernement, il s’agit de rééquilibrer les institutions en faveur des acteurs politiques élus par le peuple, à savoir le gouvernement et sa majorité parlementaire. Une forme de «revitalisation démocratique»...
De toutes parts, cette réforme est aujourd’hui dénoncée comme une remise en cause des principes démocratiques, libéraux de l’Etat de droit. Les comparaisons sont faites ainsi avec les situations polonaise et hongroise: un nouvel exemple de la dé-consolidation démocratique qui s’attaque, comme dans d’autres latitudes à travers le monde, à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à ses compétences de contrôle des décisions publiques. Une sorte de «populisme constitutionnel», instrumentalisé par les membres de l’extrême droite et des ultra-orthodoxes œuvrant à transformer le pays dans un sens plus conservateur, plus nationaliste et plus religieux. Une dérive autoritaire éligible à un modèle illibéral de démocratie…
Si en interne, la division est profonde au sein de la société, à l’international, les critiques ne manquent pas: du côté de l’administration démocrate Biden, de l’Union européenne et ailleurs. La situation diplomatique du cabinet Netanyahu s’en trouve dégradée, d’autant plus que la tension qui prévaut et le climat de violence à Al Qods et dans les territoires occupés ne permettent pas la réunion d’un processus de règlement de paix israélo-palestinien: tant s’en faut.
Les redéploiements dans la région avec l’ébauche d’une «normalisation» entre l’Arabie saoudite et l’Iran compliquent les termes de l’équation actuelle. Et ce corollaire pour finir: le sommet du Néguev II, annoncé pour le mois de mars dernier à Dakhla, n’est plus aujourd’hui dans un proche agenda diplomatique. Une réforme de la justice en Israël qui coche donc toutes les cases, celles de la fragmentation et de l’altérité avec un coût politique très élevé.