L'ex-chef de milice, au turban noir des descendants du prophète Mohammad, se présente désormais comme l'homme des réformes, et le pourfendeur des politiciens véreux, dans l'un des pays les plus corrompus au monde.
Fuyant les médias et piètre orateur, il est néanmoins capable de faire réagir l'ensemble de la classe politique avec un tweet, et de mobiliser dans un pays où la jeunesse est majoritaire -même si ses derniers écrits, soutenant le Premier ministre tout juste désigné, Mohammed Allawi, pourraient lui avoir aliéné une partie de ses partisans les plus jeunes.
Sur Twitter, il n'a cessé d'ajouter, ces derniers jours, son grain de sel au sentiment de chaos dans le pays, après des mois de manifestations antigouvernementales, avec une série de tweets contradictoires.
En octobre, un de ses messages a d'abord envoyé dans les rues des milliers de sadristes, ses partisans, pour soutenir les manifestants, qui réclament le renouvellement complet de la classe politique, jugée corrompue et défaillante.
Mais, à la fin du mois de janvier dernier, Moqtada al-Sadr a soudainement appelé ses partisans à démonter leurs tentes, avant de changer une nouvelle fois d'avis la semaine dernière, en encourageant ses partisans à "relancer la révolution réformiste pacifique".
Lire aussi : Irak. Bagdad, 15 ans après l'invasion...
Pourtant, note Fanar Haddad, spécialiste de l'Irak à l'Université de Singapour, "les sadristes font partie intégrante de la classe politique et ont toujours compté {dans leurs rangs} des ministres et des hauts fonctionnaires".
"C'est un personnage à l'itinéraire pour le moins sinueux", résume Karim Bitar, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
"Trublion nationaliste anti-américain pendant la guerre d'Irak, il est ensuite aligné avec l'Arabie saoudite et soudainement fait un virage radical et se rapproche à nouveau des Iraniens", grands ennemis de Riyad, souligne-t-il.
Né il y 46 ans à Koufa, près de la ville sainte chiite de Najaf, dans le sud de l’Irak, cet homme au physique imposant, au visage rond et à la barbe grisonnante, est décrit par des proches comme facilement colérique.
Alors qu'il n'a que sept ans, Saddam Hussein fait éliminer le cousin de son père, le grand penseur chiite Mohammad Baker. Et en 1999, le dictateur fait assassiner son père, Mohammed Sadek al-Sadr, champion d'un chiisme militant.
Grâce à cette prestigieuse lignée, Moqtada al-Sadr est propulsé à partir de 2003, lors de l’occupation des Américains, à la tête de la "résistance" chiite –la communauté majoritaire en Irak–.
Lire aussi : Le nouveau chef du Pentagone à Bagdad
Un an plus tard, celui qui est l'un des rares politiciens actuels à avoir vécu en Irak sous Saddam Hussein, alors que les autres étaient en exil, crée l'Armée du Mahdi.
Il dissout toutefois la plus puissante des milices irakiennes avec 60.000 combattants, au terme d'un conflit avec les forces du Premier ministre Nouri al-Maliki. Il la réactive au lendemain de l'assassinat par Washington du général iranien Qassem Soleimani à Bagdad, début janvier dernier, tout en durcissant de nouveau son discours anti-Américains.
A l'arrivée au pouvoir de Nouri al-Maliki en 2006, Moqtada al-Sadr disparaît, pour ne réapparaître qu'en 2011, dans le quartier d'al-Hannana de Najaf, où il vit depuis. Il venait alors de passer quatre années dans une école religieuse à Qom, en Iran.
Lui, dont les partisans scandent régulièrement dans leurs manifestations anticorruption "Iran dehors, Bagdad libre", est apparu en septembre chez le grand voisin iranien, se tenant aux côtés du guide suprême Ali Khamenei.
Si cette visite a étonné la rue irakienne, pour un fin connaisseur des affaires irako-iraniennes, Moqtada al-Sadr a traversé la frontière pour "demander protection car il redoutait une tentative d'assassinat".
Preuve en est faite, avancent des experts, avec les incendies de QG des forces du Hachd al-Chaabi dominées par des groupes pro-Iran, dans le chaos des manifestations antigouvernementales. Il s'agirait selon eux de "règlements de compte" de la part de Moqtada al-Sadr.
"C'est un anthropologue", affirme à l'AFP Renad Mansour, chercheur au centre de réflexion Chatham House, une manière de dire que ce stratège qu’est Moqtada al-Sadr sait finement analyser la nature humaine, sous tous ses aspects . Mais, poursuit ce chercheur, "à force de suivre la rue, il se contredit d'une année à l'autre".
Ainsi, s'il a permis la formation du gouvernement d'Adel Abdel Mahdi fin 2018, il a fini par rejoindre les manifestants qui réclamaient sa chute. Et, aujourd'hui, il soutient le Premier ministre désigné Mohammed Allawi, tout en appelant ses partisans à rester dans la rue.
Il a rejoint la ligne du Hachd pro-Iran, même s'il continue de faire valoir une ligne irakienne indépendante -qui ménage, malgré tout, un espace pour l'influence du grand voisin iranien.
Lire aussi : Vidéo. Tirs iraniens contre des bases US en Irak: les craintes persistent, même si la déflagration n’a pas eu lieu
Car, explique Fanar Haddad, spécialiste de l'Irak à l'Université de Singapour, "il y a une vraie division entre dirigeants chiites: Moqtada al-Sadr et d'autres s'inquiètent de l'emprise grandissante des pro-Iran".
Malgré ses revirements, concèdent même ses opposants politiques, il conserve la plus grande base populaire du pays, prête à lui obéir quasi-aveuglément, notamment venue de Sadr City, son bastion à Bagdad.
C'est elle qui avait déjà paralysé le pays en 2016, en prenant la Zone verte de Bagdad, et donc les plus hautes institutions de l'Irak.
Avec la contestation actuelle, Moqtada al-Sadr le prouve une fois de plus: "c’est une personnalité «clivante», mais qui va demeurer incontournable en Irak", assure le directeur de recherche à l’Iris Karim Bitar.