Il a accueilli le tournage d’un film qui diabolise l’Arabie saoudite: à quoi joue le régime d’Alger?

َAu centre, l'affiche du film «The Goat Life». A droite, le président algérien Abdelmadjid Tebboune et, à gauche, le prince héritier de l'Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane. (Le360)

Hermétique à l’art et à toute forme de création, allergique aux médias étrangers et ouvertement hostile à l’Inde, le régime d’Alger a néanmoins ouvert grand son désert au tournage de «The Goat Life», film à succès qui scandalise toutefois les pays du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite, dont l’image est sérieusement écornée dans cette production indienne. Souvent snobé, voire méprisé par Riyad à de nombreuses reprises, le régime d’Alger a-t-il ainsi cherché à se venger? Éléments de réponse.

Le 23/08/2024 à 16h03

Sorti en salle en mars 2024, pour être classé parmi les productions indiennes les plus lucratives de cette année, et promis à une belle et longue carrière sur Netflix, plateforme qui le diffuse depuis le 19 juillet dernier, «The Goat Life» fait autant sensation que scandale. Notamment dans les pays du Golfe, en tête desquels l’Arabie saoudite. Et pour cause: le film est le récit d’une survie, celle de Najeeb Muhammad, un Malayalam (en référence notamment aux habitants de l’État indien de Kerala et à leur langue) envoyé travailler seul, en plein désert saoudien, où il est chargé de la garde d’un troupeau de chèvres. Ce ne sera que le début d’une vie d’épreuves et de conditions inhumaines, faites de privations, de maltraitance, d’isolement, de tentatives d’évasion et de harcèlement administratif et policier.

Le film, réalisé et co-produit par Blessy Ipe Thomas, est largement inspiré du roman éponyme («Aadujeevitham» en malayalam, de Benyamin, 2008). On nous laisse imaginer l’impact qu’il a eu en Arabie saoudite, pays dépeint comme une société esclavagiste où les travailleurs immigrés n’ont aucun droit, si ce n’est celui d’obéir à leurs sponsors locaux, les Kafeels.

Depuis sa sortie sur Netflix, le film a déclenché un scandale sans précédent. Les autorités saoudiennes s’en indignent et tous les réseaux sociaux du pays sont vent debout pour en dénoncer le parti pris et les allégations mensongères. De quoi également faire la Une de nombreux médias de la région et dans le monde.

L’aspect le moins connu du film est relatif à ses lieux de tournage. Il s’agit d’abord de la Jordanie, pays qui, à l’image du Maroc, a fait des tournages étrangers une stratégie étatique, avec l’ambition de construire une véritable industrie cinématographique. La variété des paysages susceptibles d’intéresser réalisateurs et producteurs, et les avantages substantiels accordés par les autorités jordaniennes, notamment à travers la Royal Film Commission of Jordan, y sont pour beaucoup.

Au vu de la proximité entre les monarchies saoudienne et jordanienne, accueillir le tournage d’un film portant préjudice à Riyad a certes de quoi étonner. On peut toutefois imaginer que, noyé parmi les multiples dossiers de demande de tournage, le pitch de «The Goat life» ait pu échapper à la vigilance d’un fonctionnaire peu zélé.

Mais ce qui est littéralement stupéfiant, c’est que le brûlot en images a également été filmé… en Algérie. C’est qu’à l’exception de quelques rares longs-métrages français tournés aux débuts des années 2000, les studios ne se bousculent pas vraiment au portillon pour poser leurs caméras chez le voisin de l’Est.

Il faut ainsi remonter à 1990 pour dénicher la dernière grande production étrangère tournée en partie en terre algérienne, à savoir «Un Thé au Sahara», de Bernardo Bertolucci, inspiré du roman éponyme du (très marocain) Paul Bowles. Et il faut pratiquement ouvrir les livres d’histoire pour trouver la trace de précédentes productions, dont «Patton», de Franklin J. Schaffner, en 1970, ou encore «Tarzan, l’homme singe», de W. S. Van Dyke, qui date de 1932, sous l’Algérie française.

Autant dire que le cinéma et l’Algérie nouvelle du duo Tebboune-Chengriha, cela fait vraiment deux. L’Algérie étant un pays bunkerisé, fermé aux tournages étrangers. Qu’est-ce qui a donc poussé le régime d’Alger à dérouler le tapis rouge à un film indien dont le scénario est ouvertement nuisible à l’image et aux intérêts d’un pays (grand) frère, par ailleurs le plus important du monde arabe et musulman?

On parle de cette Algérie qui ne tolère ne serait-ce qu’une équipe de médias aussi inoffensifs que certains titres sportifs marocains, et qui a écourté le séjour d’Antoine de Maximy, homme-orchestre de la célèbre et ultra-neutre émission française «J’irai dormir chez vous», l’agrémentant de filatures ininterrompues et de harcèlements en tout genre.

Cette même Algérie où, pas plus loin que le 2 avril dernier, le Parlement a adopté une loi menaçant de prison tout producteur dont les œuvres «portent atteinte à la religion, à l’histoire de la guerre d’indépendance ou à la morale». Une «loi de la honte» qui a soulevé l’indignation légitime de la réalisatrice algérienne Sofia Djama. «Hier la presse, aujourd’hui le cinéma, demain la littérature, la peinture, et toute forme de création qui ne leur conviendra pas, seront censurés», avait-elle commenté sur Facebook.

L’Algérie, où à peine une quinzaine de longs-métrages est tournée par année, entre films locaux, co-productions et modestes téléfilms. Le tout évidemment sous très haute surveillance, et sans la moindre participation d’une industrie locale fantomatique, l’ensemble étant la plupart du temps sous-traité en France.

Par quel enchantement donc un pays aussi pauvre sur le plan cinématographique, et verrouillé aux tournages étrangers, s’est-il soudain ouvert à un film made in Bollywood? À moins que ses autorités n’aient vu en «The Goat Life» un intérêt spécifique, suggère une source au fait des tournages étrangers au Maroc. Autrement, «il est tout simplement impossible qu’elles aient laissé faire par pur amour du cinéma», argumente-t-elle, avant de détailler le processus par lequel passe l’approbation d’un tournage étranger: «Un tournage étranger, c’est un synopsis et un scénario épluchés longtemps à l’avance, avant que les premières autorisations ne tombent. C’est un matériel conséquent passé au peigne fin par les services de la douane. C’est aussi, et surtout, plusieurs dizaines, voire des centaines de cadres, de techniciens, d’opérateurs et de petites mains qui défilent, et dont la sécurité pendant les semaines et les mois de travail est une priorité absolue. Tout cela doit être étroitement surveillé.» Rien donc, ni du contenu ni du déroulement de la production, n’a pu échapper aux rouages de la junte. Et si le film a pu se tourner dans le désert algérien à Timimoun, c’est indubitablement en parfaite connaissance de cause.

Quel serait donc le motif de cette approbation, une quelconque considération liée à la liberté de création étant totalement évacuée, et encore plus celle d’un bénéfice d’ordre économique, vu l’absence de toute compétence technique dans le pays? Une certaine volonté de nuire à l’Arabie saoudite? Rien n’est plus plausible, Riyad étant un candidat idéal pour subir les coups bas de la junte et de ses représentants. N’est-ce pas l’Arabie saoudite qui avait tiré le tapis du leadership algérien de la Ligue arabe sous les pieds de Tebboune & Co?

Pour rappel, la non-participation du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, au Sommet de la Ligue arabe tenu à Alger le 1er novembre 2022 a été un coup dur pour la diplomatie du voisin de l’Est. Celui qu’on surnomme MBS a d’ailleurs eu bien raison de s’absenter, le sommet ayant été un non-événement. La présidence algérienne de la Ligue arabe s’était limitée à l’organisation du sommet et à l’accueil d’une réunion préparatoire de deux jours, sans résultat marquant. Mieux, le 14 avril de la même année, une réunion de la plus haute importance, balisant le terrain au retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe, après 12 ans de suspension, a eu lieu en Arabie saoudite. Sans l’Algérie, dont la diplomatie faisait pourtant sien ce «retour».

Autre marque des griefs de la junte contre Ryad, l’humiliante attente de près de deux semaines infligée, en février 2024, au chef d’état-major de l’armée algérienne, Saïd Chengriha, qui espérait être reçu par MBS. En vain. Le général a été accueilli, le temps d’un cliché, par Khaled ben Salmane, jeune ministre saoudien de la Défense, âgé de 36 ans et de 42 ans son cadet.

Autre camouflet infligé à Alger: la prise de position ouvertement pro-marocaine de l’Arabie saoudite dans le conflit autour du Sahara. On s’en souvient, sur instruction expresse de MBS, l’Arabie saoudite a formellement interdit l’appellation «Sahara occidental» pour désigner le Sahara marocain, et proscrit l’usage de toute carte où le Royaume du Maroc n’intègre pas ses provinces du Sud. C’était en janvier 2024, bien que la mesure soit adoptée depuis 5 ans déjà. Elle a ainsi été confirmée, reformulée et généralisée par le directeur du Cabinet royal saoudien, Fahd ben Mohamed Al-Essa, qui en a instruit tous les ministères et services publics de l’État saoudien. Ceux-ci ont illico presto transmis la directive à tous leurs départements internes et externes.

À l’évidence, les motifs de l’hostilité de la junte algérienne à l’égard de l’Arabie saoudite sont légion. Et tout porte à croire que, en guise de démonstration de sa capacité de nuisance, l’autorisation de tournage accordée aux producteurs de «The Goat life» n’est à lire que sous cet angle.

Par Tarik Qattab
Le 23/08/2024 à 16h03