Comme prévu, le deal conclu le 7 décembre courant, au Qatar, entre la Turquie, la Russie et l’Iran aboutit à une transition politique ordonnée de la Syrie, lui épargnant une effusion de sang et des destructions massives inutiles. L’armée syrienne s’est retirée graduellement à chaque approche des rebelles du mouvement Hayat Tahrir al-Cham (HTS), jusqu’à leur céder Damas, avant de prendre la direction soit de l’Irak, soit du Liban. Quant à Bachar al-Assad, il a, semble-t-il, trouvé refuge avec sa famille à Moscou.
La question qui se pose désormais est: que faire de la Syrie? Ou plutôt: que faire en Syrie?
Si pour Israël, la question ne se pose pas, puisque Tel-Aviv a déjà commencé à anticiper le chaos à venir en se projetant militairement plus loin sur les terres syriennes, celles du Golan, et en détruisant ce qui restait de l’armement syrien, avec plus de 350 frappes aériennes, la situation est cependant beaucoup plus délicate pour la Russie. En effet, sa présence militaire sur le terrain, à travers la base aérienne de Hmeimim et la base navale de Tartous, est peut-être compromise, malgré les promesses potentielles de la Turquie ou des rebelles de HTS de ne pas s’en prendre à ces dernières. Car sans un régime fidèle à Moscou, tous les accords potentiellement conclus ne vaudront pas plus que l’encre utilisée pour les rédiger. Comme on dit, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.
Car loin d’être secondaire, la base navale de Tartous, et dans une moindre mesure la base aérienne de Hmeimim, est tout simplement vitale pour la Russie si elle désire rester une actrice majeure de la politique mondiale, et ne pas être confinée au rôle qui est lui est destiné par Washington, celui d’une simple puissance régionale continentale.
Sans Hmeimim, c’est toute sa logistique et sa capacité de projection en Afrique, et plus particulièrement au Sahel, qui sont compromises. Cette base servait en effet de tête de pont pour les avions-cargos russes Antonov-124 pour approvisionner ses alliés au Sahel, ainsi que ses propres contingents militaires qui appuient les armées maliennes et centrafricaines dans leur lutte contre les mouvements rebelles et/ou terroristes.
Sans Tartous, c’est l’accès de la Russie aux mers chaudes et sa capacité de projection en Méditerranée et au-delà qui sont compromis, puisque la convention de Montreux de 1936 autorise sous certaines conditions la Turquie à fermer l’accès du Bosphore aux bâtiments de guerre de puissances riveraines belligérantes. Et c’est d’ailleurs le cas depuis le déclenchement du conflit en Ukraine en février 2022. Dans ce contexte, sans Tartous, la Crimée ne permet plus que de contrôler un grand lac, celui de la mer Noire.
Ainsi, la Russie se voit obligée de trouver un nouvel ancrage pour sa puissance navale en Méditerranée, dans le contexte d’une évacuation irrémédiable de Tartous à moyen ou long terme. Quelles sont alors les alternatives qui se proposent à Moscou en Méditerranée? Elles sont au nombre de trois.
«Cela ne doit pas nous dispenser de faire preuve de la plus grande vigilance concernant ce qui se passe en Syrie. Car l’effet papillon sur le plan géopolitique n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui.»
La première est le Soudan. Certes, ce n’est pas la Méditerranée, mais une présence militaire navale en mer Rouge pourrait offrir à la Russie la possibilité d’une double projection. En Méditerranée, à travers le canal de Suez, et dans l’océan Indien à travers le détroit de Bab El-Mandeb, tenu pour l’instant par des forces pas du tout hostiles à Moscou, les Houthis.
Cependant, l’instabilité chronique du Soudan et le conflit interne, en cours depuis avril 2023, rend périlleuse une telle aventure, puisque la pertinence d’un quelconque accord pourrait être remise en cause en fonction de la victoire finale de l’un ou de l’autre camp.
La deuxième alternative est la Libye. Du point de vue strictement géographique et géostratégique, la Libye constitue une alternative très intéressante. Une présence navale russe à Tobrouk ou à Benghazi permettrait à la Russie d’avoir une assise militaire proche autant de l’OTAN que du Sahel. Mais, la Libye, en tant qu’État unifié, n’existe malheureusement que sur le papier. Dans les faits, le pays est actuellement divisé entre deux acteurs. Le maréchal Haftar à l’Est, qui jouit d’un soutien important de la Russie et des Émirats arabes unis, et le gouvernement de Tripoli à l’Ouest, soutenu par la Turquie. Ainsi, quitter la rivalité avec la Turquie en Syrie pour la retrouver en Libye ne semble pas être la meilleure option pour Moscou. D’autant plus que la question de la légitimité, du point de vue international, d’un quelconque accord avec Haftar se posera nécessairement, puisque pour la communauté internationale ne reconnaît que le gouvernement de Tripoli. Et cela, à moins d’une victoire totale de Haftar à travers une conquête de tout le territoire libyen, même si cela ne lui vaudra pas pour autant une reconnaissance et une légitimité de la communauté internationale.
Enfin, l’Algérie, plus précisément Oran. En tant que partenaire stratégique de Moscou, Alger pourrait voir d’un bon œil une présence militaire russe sur son territoire. Car non seulement cette présence représentera théoriquement une protection supplémentaire pour le régime algérien, mais elle pourrait être instrumentalisée par Alger pour mettre la pression sur le Maroc, en raison notamment de la proximité d’Oran avec la frontière marocaine.
Mais tout cela était vrai en 2021, avant le début de la guerre en Ukraine et le bras de fer frontal entre l’OTAN et la Russie. Aujourd’hui, une présence militaire russe sur le littoral algérien représenterait davantage un facteur de déstabilisation, en raison des mesures qui seront irrémédiablement prises par Washington pour empêcher un tel ancrage, qu’un facteur de stabilité. D’autant plus que ni l’Algérie, ni le Maroc, ni la région dans sa globalité n’ont besoin d’une dose supplémentaire d’instabilité.
Que pourrait faire Moscou dans ce cas?
Elle peut s’accrocher bec et ongles aux bases de Tartous et Hmeimim, en allant jusqu’à soutenir la création d’un micro-État alaouite dans les régions de Tartous et de Lattaquié, à l’image des Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk dans le Donbass. Ou bien abandonner, du moins pour le moment, ses ambitions en Méditerranée, et dans une moindre mesure au Sahel, le temps de conclure la paix en Ukraine et libérer des forces militaires supplémentaires pour un nouveau bras de fer en Syrie ou encore en Libye.
En attendant, tant que cela se passera loin des frontières du Maroc, nous n’avons pas de raisons particulières de nous inquiéter. Cependant, cela ne doit pas nous dispenser de faire preuve de la plus grande vigilance concernant ce qui se passe en Syrie, et plus globalement au Proche-Orient. Car l’effet papillon sur le plan géopolitique n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui.