Les cheveux courts, l’air fringuant, le regard pétillant, Boualem Sansal n’a rien perdu de l’humour ni de la bonne humeur qui le caractérisent. Désormais rétabli de son cancer de la prostate, grâce aux soins qui lui ont été administrés à l’hôpital en Algérie dans le cadre d’une radiothérapie, Boualem Sansal est bien déterminé à faire entendre sa vérité, dans une certaine mesure… Alternant la description des bons traitements qui lui ont été administrés tout autant que les mauvais, l’écrivain et essayiste franco-algérien raconte son arrestation rocambolesque, son incarcération, la pénibilité du quotidien en prison, ses doutes, ses peurs mais aussi ses espoirs. Boualem Sansal, s’il s’oppose au régime qui l’a incarcéré, s’applique ainsi, à travers ses différents échanges avec la presse française, à bien faire la différence entre le régime, le pays et son peuple. Car il ne s’agirait pas pour l’écrivain que son histoire serve à nourrir les amalgames ni à créer plus de dissensions qu’il n’en existe déjà entre la France et l’Algérie.
Une parole muselée
Jusqu’à ces prises de paroles salvatrices pour l’écrivain, il était difficile de reconstituer le puzzle de l’enchainement des faits, Boualem Sansal ayant été privé de son avocat, François Zimeray, sous prétexte que celui-ci est juif. Sur ce sujet précisément, l’écrivain ne se répand pas, étrangement. On comprend tout au long de ces interviews que sa parole, naguère libre, est aujourd’hui muselée. Celle-ci est-elle contrainte, limitée? Le questionne Laurent Delahousse, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 23 novembre.
«Oui», répond de but en blanc Boualem Sansal. «Dans six mois, je vous dirai tout», explique-t-il, cette fois-ci, sur France Inter, le lendemain, quand la même question lui est posée, car pour l’heure, Boualem Sansal, qui entend bien retourner en Algérie dès qu’il en aura l’autorisation, craint pour la sécurité de sa famille, redoute que son épouse ne soit arrêtée à son tour si elle l’accompagnait, et ne souhaite pas être une entrave dans la libération des autres détenus politiques en Algérie, et notamment le journaliste français Christophe Gleizes. S’il doit donc garder le silence sur certains sujets, il le fera le temps qui s’avèrera nécessaire, comprend-on. Les propos tenus par Boualem Sansal sont donc intéressants tant dans ce qu’il dit, que dans ce qu’il ne dit pas… pour le moment.
Disparu pendant six jours, emprisonné pendant douze mois: le déroulement des faits
De son arrivée à Alger où à peine atterri, on le retient de 17h30 à 2 heures du matin dans les entrailles souterraines de l’aéroport, sans rien lui expliquer et sans qu’il ne se passe rien, au convoi qui le transporte dans la nuit vers un lieu inconnu, Boualem Sansal raconte non pas son arrestation, mais son kidnapping. «Vers 1 heure du matin, un groupe arrive: des hommes patibulaires, habillés moitié islamistes, moitié voyous de quartier. Ils viennent vers moi et sortent des menottes. Les menottes, sur le coup, ça ne m’a rien fait. Mais après, en y pensant, je me suis senti profondément humilié. On sort de l’aéroport, il devait être 2 heures du matin. Dans un parking sombre, je suis monté dans une voiture, il y avait un chauffeur, on m’a passé la cagoule et la voiture a démarré», narre-t-il au Figaro.
Au bout d’une heure de route, Boualem Sansal ne parvient pas à savoir qui sont ses ravisseurs ni ce qu’ils lui veulent. Ils arrivent enfin à destination et c’est dans ce qui ressemble à une cour de prison qu’on lui retire alors sa cagoule et que commence son calvaire. «On me fait entrer dans un bureau, on me met à poil, on me saisit mon sac, mon téléphone. Et puis on m’enferme dans une pièce vide. Pas une fenêtre, pas un matelas, rien. Et ça a duré six jours».
La suite de son récit s’apparente à un mauvais film d’espionnage avec dans le rôle des méchants, «des officiers. Police, peut-être? Sans doute», poursuit Sansal. Pendant ces six jours, au cours desquels personne ne sait où se trouve l’écrivain, le régime algérien se mure dans le silence face au monde mais mène en fait en coulisses ses interrogatoires. «Pendant ces six jours, je n’avais aucun statut. J’ai été enlevé, kidnappé. Par qui? Je ne sais pas», explique Boualem Sansal qui refuse de répondre aux questions qu’on lui pose, prenant pour exemple certaines d’entre elles, pour le moins loufoques. «On me montre une photo de Sarkozy. –‘C’est votre ami? Vous connaissez?’ Je réponds que c’est une photo d’une réception avec sa femme et moi et deux ou trois amis. –'Vous parliez de quoi?’–'De choses et d’autres’», raconte-t-il au Figaro.
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S’en suivra une détention longue et pénible que dans les trois médias, Boualem Sansal raconte par bribes, évoquant tantôt «les humiliations» subies, l’enfermement dans un quartier réservé aux terroristes, avec des prisonniers affiliés à Daesh, tantôt le «traitement VIP» reçu au bout d’un mois de détention, suite aux pressions européennes exigeant sa libération immédiate et qui lui ont valu certains avantages, notamment celui de prendre une douche par jour, contrairement aux autres prisonniers qui y ont droit une fois tous les dix jours. Un traitement qui n’adoucit pas pour autant la pénibilité de l’incarcération. «La vie est dure dans une prison (…), le temps est long, [on] se fatigue, s’épuise, et très vite on se sent mourir», confie-t-il à Laurent Delahousse.
La reconnaissance de la marocanité du Sahara, la raison principale de son arrestation
Mais alors que son ami Kamel Daoud l’avait mis en garde, qu’est-ce qui a bien pu pousser l’écrivain à courir le risque de ce déplacement? Il savait qu’il était en danger, explique-t-il, car «le régime est très sévère avec les intellectuels de manière générale», évoquant les dizaines de journalistes incarcérés ces deux dernières années, une cinquantaine au total, estime-t-il sur les ondes de France Inter. «Je sentais qu’à un moment donné, avec l’arrivée de ce nouveau régime qui a tout de suite montré que la récréation est terminée, le pouvoir voulait contrôler la société totalement pour éviter la réédition du hirak».
Mais si, à plus d’un titre, Boualem Sansal représente quelque chose que le régime déteste, pour autant, analyse-t-il, son arrestation est conjoncturelle. «Je pense qu’il n’a jamais été dans l’idée du gouvernement de m’arrêter. J’étais au contraire une caution pour le gouvernement», permettant ainsi à Abdelmadjid Tebboune de rétorquer à des détracteurs: «Vous nous traitez de dictateurs, mais regardez Boualem Sansal, il est la preuve que non. Il passe son temps à nous égratigner mais il est libre».
Mais cette stratégie s’est heurtée à la dégradation brutale des relations franco-algériennes, à l’été 2024. «Entre l’Algérie et la France, il s’est passé quelque chose, un divorce ontologique, au moment où Macron a décidé de reconnaitre la marocanité du Sahara occidental». Un sujet «hyper sacré», résume Sansal, car le régime algérien a deux hochets politiques et idéologiques, poursuit-il, «le Sahara occidental et la Palestine». C’est avec ces deux sujets «qu’il se justifie, qu’il se donne une dimension messianique, africaniste», analyse-t-il. Aux yeux du régime algérien, Boualem Sansal incarne la France et apparaît comme une figure suffisamment «emblématique» pour qu’à travers son arrestation, un message fort soit adressé à Paris.
Interrogé à plusieurs reprises sur les raisons de son emprisonnement et les charges retenues contre lui, Boualem Sansal avance plusieurs éléments de réponse. Au Figaro qui le questionne sur les motifs de son arrestation, l’écrivain répond sans détour: «Terrorisme, anti-islamisme, intelligence avec l’ennemi et j’en passe. Mais, en réalité, j’ai vite compris que c’est la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par la France– ce sujet, avec la cause palestinienne, est l’obsession du régime d’Alger– et mon amitié avec Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France, qui avait publié deux années auparavant L’Énigme algérienne, qui étaient la cause de cette histoire».
«Je ne voyais pas quelles raisons pousseraient le pouvoir à m’arrêter», confie-t-il à Laurent Delahousse. «Mais il y en avait une en fait, c’était que depuis quelques mois, entre la France et l’Algérie, une guerre a été déclarée suite aux déclarations du président Macron qui reconnaissait formellement la marocanité du Sahara. Tout a commencé là», insiste-t-il. Sur les raisons de son arrestation, Boualem Sansal analyse face à Delahousse que «c’était un mélange de beaucoup de choses. Il y a eu l’ultranationalisme, car tout ce qui vient de France blesse beaucoup les autorités algériennes. Et puis il y a la question du Sahara occidental, où le fait aussi que je suis allé en Israël et ça c’est un crime de lèse-majesté». Pourtant, «je ne me suis pas caché, j’y suis allé de manière officielle en partant d’Alger», explique-t-il.
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Pour mieux comprendre l’importance que confèrent les autorités algériennes au sujet de la marocanité du Sahara, il faut se référer au récit que fait Boualem Sansal de la veille de sa libération, lorsqu’il reçoit la visite d’un homme qu’il décrit dans les colonnes du Figaro comme «un vieux monsieur, très élégant… (qui) a commencé à me faire la morale. Il me dit en substance que dans l’hypothèse où je serais libéré, il fallait que j’en tire les leçons et que je ne dénigre plus notre pays».
Sur France 2, Boualem Sansal se montre plus loquace quant à l’échange qu’il aura ce jour-là avec cet homme mystérieux qu’il qualifie cette fois-ci de «très autoritaire». Et de poursuivre, «j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait soit du patron des services secrets ou de quelqu’un de très important». L’homme le questionne sur ses intentions et ses futures prises de position, dans le cas de sa libération éventuelle. Ses critiques de l’Algérie, de l’islam, tout cela cessera-t-il? Mais surtout, lui assène-t-il alors, «vous avez reconnu la marocanité du Sahara occidental. Vous vous rendez-compte de l’importance des lignes rouges?», d’autant, lui rappelle-t-il, «vous n’êtes pas historien!». Une remarque à laquelle Boualem Sansal répond en invitant son interlocuteur à lui présenter des historiens qui lui expliqueront leur version de l’histoire, ou plutôt leur réécriture de l’histoire.
Sur France Inter, cette fois-ci, Boualem Sansal raconte les derniers mots échangés avec «ce visiteur de la nuit» qui lui lance en guise d’avertissement: «J’espère que vous ferez davantage attention à ce que vous dites. Vous savez, l’Algérie est haïe de tout le monde, tout le monde la critique».
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Des propos qui résonnent fort en Boualem Sansal et qu’il analyse à la lumière de l’actualité politique. Aujourd’hui, juge-t-il sur France Inter, «l’Algérie est totalement isolée. Sur la question du Sahara occidental, elle est maintenant seule. D’ailleurs, même les Sahraouis (…) ne veulent plus de la médiation algérienne, parce qu’ils disent qu’elle les bloque et qu’ils préfèrent après tout discuter avec les Marocains». Par ailleurs, poursuit-il, à la lumière de «la décision du Conseil de sécurité qui reconnait la marocanité du Sahara occidental», et de ce qu’il considère comme «le désaveu de la Russie et de la Chine qui n’ont pas soutenu l’Algérie», l’Algérie est «au fond du gouffre».
L’éclairage de Boualem Sansal sur les relations franco-algériennes de demain
Aujourd’hui, Boualem Sansal est libre, et cette liberté, c’est à l’Allemagne qu’il la doit et non pas à Paris, et c’est tant mieux, car, justifie-t-il, «si ça avait été la France, les Algériens n’auraient pas accepté. Ca aurait été interprété par eux comme une défaite terrible».
Si Boualem Sansal espérait un réchauffement entre Paris et Alger avec lequel pourrait coïncider la libération prochaine de Christophe Gleizes, la non-venue d’Abdelmadjid Tebboune au G20 en Afrique du Sud envoie, selon lui, un signal contraire. Ainsi, là où cette absence a été justifiée, par certains, en raison du mauvais état de santé du président algérien, Boualem Sansal, lui, ne l’explique pas ainsi. «J’ai appris que Tebboune ne va pas en Afrique du Sud. On ne peut pas penser autrement, c’est une humiliation, il veut humilier Macron. Ils avaient pris rendez-vous et il annonce qu’il n’y va pas. C’est une insulte (…). S’ils en sont encore là, ça me rend moins optimiste» sur la libération de Christophe Gleizes et de tous les détenus politiques.
Quid de l’avenir de Boualem Sansal qui a bien failli ne jamais revoir la lumière du jour, chose dont il dit être très conscient? Un prochain livre assurément. Et le titre est déjà tout trouvé: «La légende». Car c’est ainsi que les autres détenus, et que désormais toute l’Algérie, surnomme Boualem Sansal, l’homme qui a tenu tête au pouvoir algérien et gagné le soutien du monde entier. En emprisonnant ce grand écrivain, le régime algérien a sans doute pris la pire décision qui soit: il l’a fait passer du simple statut d’auteur à celui d’icône mondialement reconnue. Un symbole de liberté, prêt à payer le prix de sa liberté, voire de sa vie, pour défendre ses idées. Face aux dictatures toujours passagères, l’espoir, lui, demeure immortel.












