L’univers glamour, tellement merveilleux, toujours chic et hyper instagrammable des influenceurs s’est enrichi d’une galerie de nouveaux personnages: les influenceurs virtuels générés par l’intelligence artificielle.
Faut-il s’en réjouir? Applaudir la prouesse technologique? Entre les deux notre cœur tressaute, à la limite de la tachycardie. Nous qui espérions assister de notre vivant à la fin de l’ère des influenceurs, ces promoteurs d’une vie idéale qui n’existe pas mais qui rapporte gros, voici que leur version virtuelle débarque, en version féminine et masculine.
Ce qui nous intéresse à vrai dire, dans ces créations plus vraies que nature, au point d’en être vraiment flippantes, c’est ce qu’elles racontent du Maroc, ou du moins ce qu’on veut leur faire raconter du Maroc et des Marocains.
Il y a d’abord Rania Bensouda, influenceuse qui compte 3200 abonnés, mariée à un certain Youssef Bensouda, «quelqu’un de très spécial, le coeur de mon univers virtuel», écrit-elle à l’occasion de la Saint-Valentin. Elle est maman d’un petit Neilou, «l’étoile qui illumine (ses) jours». Elle adore boire du café le matin, elle fait du sport et consacre son samedi au «self-care». Si vous ne savez pas ce que ça veut dire, traduction: elle médite, fait du yoga et prend soin de sa peau. Elle a eu un coup de cœur lecture pour «Les 5 accords toltèques», elle est patriote, soutient les Lions de l’Atlas, porte le caftan à certaines occasions, est une business woman accomplie, cuisine et propose des recettes, est l’égérie d’une marque de sushis et par-dessus le marché, donne des conseils mode à ses heures perdues…
Une sacrée nénette, qui incarne la femme moderne marocaine. Une bonne épouse, une bonne mère, qui trouve le temps de s’occuper d’elle, de sa famille et d’exceller au boulot. De quoi faire pâlir d’envie Wonder woman, nous autres les femmes imparfaites et apparemment désorganisées auxquelles 24 heures d’une journée ne suffisent pas pour nous accomplir, et les influenceuses avec, qui tout aussi prétendument parfaites soient-elles, ne pourront jamais rivaliser avec cette femme virtuellement parfaite. Ah oui, on oubliait… elle est aussi jolie et éternellement jeune.
Face à elle, sa rivale, Kenza Layli, sœur de Zina et de Mehdi Layli. Une jolie petite fratrie qui, de par ses différences, compose la fresque de la société marocaine. Kenza, qui compte 146.000 followers, n’est pas sans intérêt. Beaucoup plus aboutie, elle s’impose face à sa rivale dans la promotion du Maroc et d’un certain art de vivre.
Elle n’hésite pas à brandir le drapeau, elle est fan inconditionnelle, elle aussi, des Lions de l’Atlas, voyage à Paris sans problème de visa. Elle fait aussi l’éloge du patrimoine culturel marocain en posant en tenues traditionnelles du Maroc, visite des sites touristiques, ne manque pas de se rassembler en famille pour une fête traditionnelle. Elle aussi est jeune et jolie, pour toujours.
Enfin, caractéristiques qui retiennent notre attention, elle s’exprime en arabe et en anglais, s’habille aussi bien à l’occidentale que de façon traditionnelle et porte le voile. Face à Rania, représentation parfaite de la Casablancaise francisante qui évolue dans la sphère bourgeoise, Kenza, elle, représente à la perfection la femme marocaine qui réussit le pari d’incarner une phrase qu’on adore chez nous, «le mélange de la tradition et de la modernité». Les langues dans lesquelles elles s’expriment ne sont pas anodines, en ce qu’elles sont conformes au parler actuel de la jeune génération qui boude le français pour mieux combiner darija et anglais. Quant au port du voile de cette influenceuse, il ouvre la porte à une foule d’interrogations tant éthiques que spirituelles et religieuses. Jusqu’où peut-on instrumentaliser la religion et ses symboles à des fins marketing?
Qualifiée par certains d’«avancée» quand d’autres y voient un danger, cette nouvelle technologie s’accompagne de nombreuses problématiques qu’on ne saurait négliger ni sous-estimer.
Il y a d’abord l’impact psychologique de ces personnages virtuels sur le mental des plus jeunes et des plus fragiles. En effet, si on savait déjà que la vision erronée de la réalité, transmise par le prisme des réseaux sociaux, fait des ravages chez les adolescents et les personnes psychologiquement fragiles, on ne peut que s’inquiéter de l’impact d’une telle technologie. Un petit coup d’œil vers l’Asie, pionnière en la matière, nous fait déjà miroiter les dérives auxquelles s’expose notre société. On pense notamment aux sentiments que finissent par nourrir certaines personnes à l’endroit de ces personnages virtuels, au point qu’en Chine, on peut s’abonner à un amant virtuel via l’application «Xiaolce». Une dérive qui nous rappelle fortement le film «Her», de Spike Jonze, sorti en 2013, qui raconte le quotidien, dans un futur indéterminé, d’un écrivain public qui en plein divorce, tombe en dépression. Il cherche alors de la compagnie dans un système d’exploitation qu’il installe sur son ordinateur en lui donnant une voix féminine, qu’il nomme Samantha et dont il tombe éperdument amoureux. Glaçant…
Intervient ensuite la question socio-éthique. Pour les agences marketing, qui sont à l’origine de ces influenceurs, ces personnages sont du pain béni. Les marques ont désormais le contrôle total sur leur campagne avec la garantie d’une grande flexibilité et d’une adaptation totale à ses besoins. Oui mais quid de l’éthique? Des messages subliminaux que l’on peut faire passer désormais sans entraves? Qui pour réguler ce que ces personnages donnent à voir de nous, les messages politiques, sociétaux, religieux qu’ils transmettent et incarnent? Avec ces influenceurs, dont la renommée va grandissante, le marketing s’impose encore davantage dans le façonnement de nos idées et de notre vision du monde.
Enfin, la question de la réglementation juridique est primordiale. On ne peut pas faire l’impasse sur le flou juridique qui entoure ce phénomène car, étant virtuels, ces personnages ne sont pas assujettis à des droits et des devoirs. Cette absence de réglementation juridique ouvre la porte à de nombreuses dérives car ce sont désormais les agences d’influence/marketing qui ont le pouvoir d’influencer nos opinions, mais aussi de nous vendre des produits, quelle que soit leur qualité, sans aucun frein. Non seulement les marques sont à l’abri de toute mauvaise surprise, mais l’influenceur étant virtuel, il ne peut pas vraiment tester un produit, ce qui rend obsolète le fait même de faire mention d’un sponsoring. De là à parler de pratique commerciale trompeuse, il n’y a qu’un pas.