«Tout ce que je connais du soleil, c’est qu’il y fait chaud!». Mustapha Bakkoury avait fait cette confidence à un membre du gouvernement, au lendemain de sa nomination par le Roi Mohammed VI, président du directoire de l’Agence marocaine pour l’énergie solaire (Masen). Après plus de dix ans à la tête de cet établissement –érigé comme dynamo de la stratégie énergétique du Royaume– c’est ce manager chevronné qui a aujourd’hui chaud, très chaud.
L’ancien banquier a ainsi découvert à ses dépens qu’il lui est désormais interdit de quitter le territoire, le 28 mars dernier, alors qu’il devait se rendre à Dubaï en tant que commissaire du pavillon marocain de l’exposition universelle aux Emirats Arabes Unis. La décision, qui avait été prise par le Parquet dans le cadre d’une instruction judiciaire au sujet de la mauvaise gestion de cet établissement stratégique, lui avait été notifiée à l'aéroport Mohammed V, d'où il devait embarquer. «Les auditions ne devraient pas tarder à démarrer et on en saura davantage», explique une source judiciaire, contactée par Le360.
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En attendant, les premières fuites sur les accusations à l’encontre de Mustapha Bakkoury, et, surtout, son bilan à la tête de Masen ne plaident pas forcément pour lui. Alors que le patron de Masen, ainsi que ses proches collaborateurs, ont délibérément choisi la politique de l’autruche, ignorant les questions des médias, les choix stratégiques qui ont dominé dans cette institution sont contestés par plusieurs experts. Voici les sept péchés capitaux d’un haut commis de l’Etat, brutalement tombé de son piédestal.
Non-réalisation des objectifs du mix énergétiqueL’objectif d’atteindre les 6.000 MW d’énergies renouvelables à horizon 2020 est compromis. Les derniers chiffres de Masen font état d’une puissance installée d’à peine 3.700 MW, soit 34% de la puissance totale, alors que l’objectif initial est de 42%. Dans le détail, 1220 MW proviennent des installations éoliennes et 1770 MW de l’hydraulique, tandis que les capacités du solaire sont à peine de 711 MW, dont 80% proviennent du Complexe «Noor Ouarzazate».
C’est ce retard qui a été à l’origine d'une colère royale lors de la séance de travail du 22 octobre 2020, au palais royal de Rabat. Bakkoury est muet depuis cette date et aurait même lâché les rênes de Masen. «Il ne venait presque plus au bureau et se faisait représenter dans les cérémonies officielles ou les webinaires comme lors du lancement de l’initiative énergies renouvelables (EnR) avec la Banque islamique de développement», confie une source proche de l’agence.
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Face à ce retard significatif, c’est le ministre de l’Energie, Adelaziz Rebbah, qui a saisi l’opportunité politique pour se faire rassurant, et se positionner avantageusement en tant que sauveur. «Les quelques retards relevés par le souverain seront vite rattrapés par l’équipe», avait-il souligné devant les conseillers de la deuxième Chambre. Une vraie gifle politique assénée à Bakkoury, ainsi qu’à ses collègues conseillers du Parti authenticité et modernité (PAM, opposition) auquel il appartient…
Cumul encombrant de casquettesAvec sa nomination par le souverain fin 2009 à la tête de Masen, Mustapha Bakkoury s’était à nouveau retrouvé sous les feux des projecteurs. Son étoile scintillait encore de mille feux, deux ans plus tard, quand il fut plébiscité à la tête du PAM. Il se contenta néanmoins d’un seul mandat de zaïm politique, en décidant de ne pas se présenter lors du congrès du parti, tenu début 2016. Quelques mois auparavant, il avait été élu président du Conseil régional de Casablanca-Settat, mais, surtout, son agence Masen avait vu ses prérogatives étendues à l’ensemble des énergies renouvelables.
«Présider la région la plus riche et la plus complexe du pays, tout en pilotant la stratégie énergétique du Royaume requiert des journées de plus de 24 heures dans des semaines de plus de sept jours», ironise à son propos un ancien haut commis de l’Etat. Le cumul de ces deux postes stratégiques demandait souvent à Bakkoury de se déplacer à la vitesse de la lumière. «Il passait autant de temps dans le jet privé pour ses déplacements entre Casablanca et Ouarzazate que dans sa berline pour rallier le siège de Masen à Rabat», raconte un ancien de l’Agence.
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De plus, l’étiquette politique de Bakkoury aurait joué en sa défaveur dans les arcanes de l’administration. «Etre une figure de l’opposition n’aide pas forcément pour traiter avec des départements ministériels», ajoute notre source, comme pour expliquer le blocage ou des retards pris dans certains chantiers.
Blocage dans le transfert des actifs de l’ONEEC’est le 26 décembre 2015 que le Souverain a confié à Mustapha Bakkoury le pilotage de l’ensemble des stratégies nationales relatives aux énergies renouvelables. Son agence Masen a vu ses prérogatives élargies à l’éolien et à l’hydroélectrique et devait donc récupérer l’ensemble des activités liées aux énergies renouvelables de l’Office national de l’électricité (ONEE).
Selon la loi 38-16, cette opération devrait se faire de manière progressive et s’achever, au plus tard, à la fin de la cinquième année suivant le démarrage du processus. A quelques mois de cette échéance, l’opération est, aujourd'hui, encore loin d’être bouclée. C’est à peine en novembre dernier qu’une convention a été signée entre les deux parties et devrait porter sur des projets totalisant près de 2.000 MW. «Toutefois, il s’agit de racheter des actifs dont certains ne sont pas encore amortis et devront, donc, peser lourds dans les comptes de Masen», prévient notre expert.
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Ce nouveau patrimoine industriel risque de déséquilibrer davantage les comptes financiers de cette super-agence, dont 80% du total bilan est constitué de dettes garanties par l’Etat. «Même les charges d’exploitation vont augmenter sachant que dans le lot, Masen devrait également intégrer entre 350 et 500 agents ONEE», souligne notre source. Un effectif qui devrait s’ajouter aux quelque 180 salariés aujourd’hui sous les commandes de Bakkoury.
Entêtement sur le choix technologiqueAutant pour la première station Noor, inaugurée en février 2016, le choix technologique d’une centrale solaire thermique à concentration (CSP, «concentrated solar power») pouvait être justifié, autant pour les tranches 2 et 3, l’option des miroirs cylindro-paraboliques s'était retrouvée déjà dépassée. «Masen n’a pas réussi à s’adapter à temps à l’évolution technologique pour changer de fusil d’épaule et basculer vers le photovoltaïque», nous explique un expert.
Certaines sources affirment que Mustapha Bakkoury a cédé à la pression des bailleurs de fonds internationaux. «La banque d’aide au développement allemande Kfw, qui est un des principaux partenaires financiers du projet Noor, a poussé à maintenir cette technologie, sachant que cela servait les intérêts de deux entreprises allemandes qui fournissaient notamment les turbines et les miroirs », explique notre source.
En maintenant cette technologie sur trois tranches du complexe, Masen s’est retrouvé avec des prix de sortie du KWh disproportionnés par rapport aux niveaux de marché. Le coût de revient du KWh de Noor 1 a été de 1,62 dirham, et il n’a été réduit qu’à 1,38 et 1,42 dirham, respectivement pour Noor 2 et Noor 3. Pourtant, au niveau mondial, les prix de vente de projets solaires atteignent des records, comme les 0,27 dirhams auquel a été adjugé un projet en Egypte (Kom Ombo, 200 MW) qui a choisi la technologie du photovoltaïque (PV), un procédé pour lequel Masen a finalement opté pour sa 4e tranche.
Ce coût de revient élevé des stations Noor est source d’un déséquilibre financier permanent pour cette station, sachant que le KWh est injecté dans le réseau ONEE, pour un prix de sortie de 0,85 dirham. Le déficit a été estimé par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) à quelque 800 millions de dirhams par an.
Manque d’intégration industrielleLe taux d’intégration de la station Noor dépasse à peine les 30%. Un niveau jugé bas par le CESE, qui a préconisé plusieurs pistes pour aboutir à une véritable intégration industrielle territorialisée.
Pourtant Masen n’a pas lésiné sur les moyens pour créer un écosystème autour du solaire. Un cluster a ainsi été mis en place dès 2014 pour favoriser la création de synergies entre les différents acteurs du secteur (grandes entreprises, start-up, universités…), dans l’objectif de permettre l’éclosion d’une industrie locale innovante. Bien qu’il compte actuellement quelque 132 membres, ses réalisations se limitent à une trentaine de projets, assez modestes.
L’agence n’a pas réussi non plus à convaincre de grands industriels du photovoltaïque à s’installer au Maroc pour doper le taux d’intégration. «Des briques technologiques ne sont pas encore produits localement comme les lingots de silicium, les cellules PV ou encore les onduleurs», nous explique un expert. «Masen aurait pu optimiser davantage l’appropriation technologique au fil des premiers projets et assurer une meilleure intégration industrielle dont dépend le succès de la transition énergétique», poursuit-il.
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Sur l’éolien toutefois, la mise en service récente de l’usine de pales de Siemens à Tanger et la réalisation des mats par l’opérateur local DLM, ont porté le taux d’intégration à quelque 60%. Mais là encore, «il reste des éléments importants du système qui peuvent être fabriqués au Maroc: le châssis, le multiplicateur et la génératrice d’électricité pour la nacelle ainsi que la commande électrique de la tour», souligne notre expert.
Ratage de l’expansion africaine«Il a été quasiment de toutes les tournées africaines du Souverain en Afrique, il a signé des conventions à tour de bras. Mais au final, il a concrétisé très peu de choses». Cette confidence d’un connaisseur de Masen est sans appel au sujet de Mustapha Bakkoury. L’agence, qui se devait d'être une référence sur l’échiquier régional et international des énergies renouvelables, n’a pas su rayonner sur le continent.
Pourtant, plusieurs mémorandums et accords de coopération ont été signés lors des visites royales effectuées, entre 2016 et 2017, en Tanzanie, à Madagascar, en Ethiopie, au Nigeria, en Zambie et au Rwanda. Ces accords en sont pourtant restés quasiment au stade de projet, à l’instar d’autres accords ratifiés auparavant avec le Sénégal, la Tunisie et la Guinée-Bissau. «C’est à peine ces derniers mois que Masen a commencé effectivement à regarder vers l’Afrique avec le lancement de l’initiative commune de développement de projets d’énergies renouvelables (EnR) avec la Banque islamique de développement», nous explique notre source.
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Quant à l’initiative «Desert to power», lancée avec la Banque Africaine de développement, elle en est encore au stade d’évaluation et d’identification d’un portefeuille de projets. En gros, Mustapha Bakkoury est loin d’avoir réalisé son «ambition de devenir le leader africain des énergies renouvelables», comme il aimait le répéter.
Retard à l'allumage dans l’hydrogène vertAlors que depuis des années les experts en énergie du monde entier s’accordaient à dire que l’hydrogène vert représente la prochaine révolution technologique et énergétique, Masen n’a commencé à regarder du côté du «Power-To-X» que ces derniers mois. Mustapha Bakkoury s’est même fait damer le pion par Abdelaziz Rebbah en la matière, puisque c’est le ministère de l’Energie qui a été le premier à annoncer la création d’une commission nationale pour la préparation d’une feuille de route pour l’hydrogène vert.
Masen a tenté de rattraper son retard en juin 2020, quand le Royaume a signé avec l’Allemagne un partenariat visant à développer la production et la recherche dans l’utilisation de cette matière. Son projet proposé a été retenu et son échéancier avait même été annoncé en octobre dernier: Masen promettait une mise en service de la première usine «Power-To-X», à horizon 2025.
Bakkoury avait néanmoins choisi la facilité pour ce chantier en misant tout sur des partenaires allemands. Il s’est essentiellement basé sur les études réalisées en Allemagne au sujet du potentiel du Royaume en la matière (4 à 5% de la demande mondiale d’hydrogène) et même le financement du projet a été confié à la banque allemande de développement Kfw. Sauf que la politique s’est invitée à la partie. Avec la brouille diplomatique entre Rabat et Berlin, le projet risque d’avancer au ralenti, s’il ne tombe pas carrément à l’eau, dans la Spree ou dans le Bouregreg…