Derrière les bénéfices records de la Coupe d’Afrique des nations, le modèle économique du football africain reste structurellement fragile. Réda Laraichi, expert en sport business, déconstruit la mécanique financière de la CAF: une confédération portée par un tournoi unique, exposée à une logique de rente et encore privée d’actifs récurrents capables de transformer la valeur créée en développement durable. Dans cet entretien, l’économiste du sport pose une question centrale: l’Afrique du football crée-t-elle enfin de la valeur structurelle, ou recycle-t-elle indéfiniment la richesse d’un seul événement?
Le360: Quand 80% des revenus de la CAF reposent sur la seule CAN, n’est-on pas face à un «football de rente», aussi fragile qu’une économie dépendante du pétrole?
Réda Laraichi: Les chiffres montrent que la CAF reste aujourd’hui fortement dépendante de la CAN, qui représente près de 80% de ses revenus. On est clairement dans un modèle de rente événementielle: un tournoi premium finance l’ensemble du système.
La comparaison avec l’UEFA est instructive. L’UEFA dispose de deux piliers majeurs: l’EURO, très rentable, et surtout la Champions League, qui constitue un actif annuel récurrent générant plusieurs milliards de revenus par saison (3,3 milliards d’euros). Cette double source permet une diversification et une stabilité financière que la CAF ne possède pas encore.
La CAF, elle, ne dispose que d’un moteur économique réellement structurant. Le projet d’Africa Super League, pensé comme un second pilier comparable à la Champions League européenne, n’a pas encore produit les effets attendus et n’a pas eu de seconde édition en 2025. Quant à la Champions League africaine, malgré son importance sportive, elle n’attire pas encore suffisamment de sponsors internationaux et de valorisation audiovisuelle, comme le montrent les niveaux de prize money relativement limités (4 millions de dollars) par rapport aux coûts engendrés pour la participation (frais de transport et hébergements très coûteux) et aux prize money des autres compétitions mondiales.
Cela dit, la réponse ne peut pas être uniquement commerciale. La CAF a aussi un rôle institutionnel majeur: améliorer la gouvernance des fédérations. Être plus intraitable sur la tenue régulière des assemblées générales, conditionner les financements à des KPIs clairs, assurer un suivi rigoureux des fonds FIFA Forward.
Dans ce cadre, le rôle de l’antenne FIFA Afrique basée au Maroc est central, à la fois comme gendarme de la bonne gouvernance et comme catalyseur du développement du football africain.
Enfin, la diversification passera aussi par la future Ligue africaine des nations. Son potentiel existe, mais son business model reste à démontrer. Elle devra devenir un actif autonome et non une simple extension dépendante de la CAN.
Si la CAN 2025 génère 110 millions de dollars de profit pour seulement 32 millions de dollars redistribués, la CAF crée-t-elle de la valeur pour le football… ou capte-t-elle la rente?
L’écart entre la valeur créée par la CAN et la redistribution directe aux équipes nationales ne peut pas être analysé uniquement sous l’angle des primes. Distribuer de l’argent n’est pas un objectif en soi. L’enjeu central est la capacité à transformer cette valeur en projets viables, structurants et bien gérés.
La CAF redistribue environ 43 millions de dollars de prize money pour des revenus de 150 millions de dollars sur 2023– 2024, toutes compétitions confondues. Comparée à l’UEFA, où plus de 3 milliards de dollars sont redistribués sur 4,4 milliards de dollars de revenus, la différence est évidente. Mais elle s’explique aussi par l’absence d’actifs récurrents majeurs côté CAF.
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Surtout, toutes les fédérations ne disposent pas nécessairement des ressources humaines et des structures pour absorber efficacement des fonds importants. C’est pourquoi la redistribution doit être conditionnée. L’argent peut être mobilisé, mais seulement si les projets sont solides et portés par des équipes capables de les exécuter.
Il serait pertinent de mettre en place des commissions de suivi de projets, avec des KPIs stricts, pour assurer un contrôle ex ante et ex post des fonds versés.
Aujourd’hui, le passage à un cycle de CAN tous les quatre ans pourrait aussi aider certains pays à mieux se préparer sur les plans financier, infrastructurel et organisationnel, et donc à maximiser l’impact économique de l’événement.
La centralisation extrême des droits TV et commerciaux par la CAF construit-elle un écosystème compétitif, ou un centre puissant entouré de périphéries pauvres?
D’un point de vue économique, il est préférable qu’une entité centrale concentre les recettes commerciales et audiovisuelles afin d’éviter toute déperdition de valeur. La centralisation permet de mieux négocier, de standardiser la production et d’assurer une redistribution plus équitable.

Le risque n’est pas la centralisation elle-même, mais la manière dont les fonds sont redistribués. Les compétitions premium concentrent l’essentiel des prize money, tandis que les compétitions féminines, des jeunes ou scolaires restent à des niveaux beaucoup plus faibles.
La CAF doit donc jouer pleinement son rôle de régulateur et de développeur: redistribution progressive, conditionnée à la gouvernance, aux licences clubs, à la régularité des compétitions et au développement du football féminin.
Là encore, le suivi rigoureux des fonds FIFA Forward est essentiel. Sans contrôle, la centralisation peut accentuer les asymétries; avec des KPIs clairs et un monitoring strict, elle peut au contraire devenir un puissant outil de rééquilibrage.
Avec un appel d’offres d’1 milliard de dollars géré via des intermédiaires, la CAF maximise-t-elle la valeur africaine… ou laisse-t-elle filer la rente?
Les montages contractuels globaux et l’utilisation d’intermédiaires sur plusieurs cycles comportent des risques classiques de sous-valorisation et de captation de rente. Pour y répondre, la CAF doit être plus innovante dans la structuration des packages: segmentation géographique, digitale, linguistique, et meilleure exploitation des audiences diasporiques.
Un autre combat majeur est celui du piratage IPTV, qui détruit une partie significative de la valeur des droits. La lutte ne peut pas être uniquement répressive. Elle doit aussi être économique: négocier avec les détenteurs de droits des modèles d’abonnement plus accessibles au pouvoir d’achat africain, tout en permettant aux diffuseurs de mieux valoriser leurs audiences internationales auprès des annonceurs.
À terme, la CAF pourrait également jouer un rôle de négociateur collectif pour certains droits internationaux, afin de renforcer le pouvoir de marché des pays africains face aux grands groupes audiovisuels.
La Ligue africaine des nations sera-t-elle un nouvel actif créateur de valeur, ou un satellite dépendant de la CAN?
La Ligue africaine des nations peut devenir un actif stratégique si elle est pensée comme un produit média moderne, avec un storytelling fort, des rivalités claires et une production de qualité.
Elle devra attirer des sponsors dédiés, proposer des droits segmentés et s’appuyer sur des formats digitaux innovants. Sans cela, elle risque de rester économiquement dépendante de la CAN et d’alourdir la structure de coûts. L’objectif étant de ne pas vivre un effet «Africa Super League Bis».
C’est typiquement le genre de compétition où la CAF devra innover en matière de contenus, de plateformes OTT, et de partenariats médias.
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Il serait aussi intéressant de créer des ponts avec les autres Ligues des nations dans les autres continents afin de permettre à des sélections africaines de se confronter à d’autres styles de jeu et ne pas attendre la Coupe du monde tous les 4 ans pour pouvoir jouer contre d’autres sélections nationales. D’un point de vue financier aussi, une ligue des nations internationales permettrait d’avoir des rencontres inédites en Afrique avec des Nigéria – Brésil, Maroc – France, Côte d’Ivoire – Argentine, etc. Avec un attrait des sponsors, droits TV, et une forte attraction pour la billetterie de telles rencontres. Les nouveaux stades en Afrique ont besoin d’événements de haut niveau pour amortir ces investissements, prétendre à l’organisation de compétitions continentales ou mondiales, et attirer de nouveaux investisseurs.
Peut-on financer durablement le football féminin, les jeunes et les ligues locales avec une seule vache à lait, ou court-on vers un modèle de redistribution instable?
Le faible niveau de prize money dans les compétitions féminines et celles des jeunes ne traduit pas un manque de volonté, mais surtout un déficit d’actifs économiques structurés.
Tant que ces compétitions ne génèrent pas de valeur propre, leur financement reste mécaniquement dépendant d’un grand tournoi, ce qui crée un modèle fragile et cyclique.
Pour en sortir, la CAF doit agir sur plusieurs leviers complémentaires. D’abord, sécuriser des financements pluriannuels via un fonds de stabilisation alimenté par la CAN, afin de donner de la prévisibilité au football féminin, aux jeunes et aux championnats locaux. Ensuite, accompagner la structuration des compétitions pour les rendre attractives pour les sponsors, les diffuseurs et les partenaires.
Le développement des infrastructures est également central: aider les pays à construire ou rénover des stades et des centres de formation permet d’accueillir les équipes nationales à domicile, d’attirer des spectateurs, des sponsors et donc de générer des revenus additionnels.
Au-delà de l’aspect financier, il faut investir dans la formation et les partenariats: coopérations avec des pays performants, liens renforcés avec des clubs féminins et des académies de jeunes, et organisation de tournois internationaux de scouting pour valoriser les talents africains auprès des clubs, agents et directeurs sportifs.
Enfin, la création de contenu, le storytelling et l’utilisation des nouvelles technologies et de la data sont des leviers clés pour transformer le football féminin et des jeunes en actifs visibles, mesurables et attractifs. Le développement durable ne repose donc pas sur des primes ponctuelles, mais sur la combinaison de prévisibilité financière, de gouvernance, de structuration sportive et de création de valeur.
La CAF devient-elle une confédération de développement, ou une holding de droits sportifs? À partir de quand la gouvernance du jeu bascule-t-elle dans l’économie de rente?
Les sponsors suivent la bonne gouvernance. À ce titre, la CAF et la FRMF sont aujourd’hui perçues comme des modèles de gouvernance sur le continent. L’arrivée de Patrice Motsepe à la tête de la CAF et le rôle clé de Fouzi Lekjaa à la commission finances ont renforcé la crédibilité financière et institutionnelle de l’organisation. Combinée à la performance sportive, cette gouvernance explique pourquoi la CAF n’a jamais attiré autant de sponsors qu’aujourd’hui.
La ligne de fracture entre une confédération de développement et une holding de droits sportifs ne se situe pas dans la commercialisation, mais dans sa finalité. La logique de rente apparaît lorsque la création de valeur devient une fin en soi; le modèle de développement commence lorsque cette valeur est transformée en impact mesurable: infrastructures, compétitions régulières, formation, football féminin, jeunes et gouvernance des fédérations.
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Dans cette perspective, la condition clé est la traçabilité: des financements associés à des KPIs clairs, un suivi rigoureux – notamment des fonds FIFA Forward – et une reddition de comptes renforcée.
D’autres leviers restent à activer: la diaspora africaine représente une manne financière considérable. À titre d’exemple, les transferts des Marocains résidant à l’étranger dépassent chaque année les 10 milliards de dollars, et des montants comparables existent pour d’autres grandes diasporas africaines. Cette audience internationale est encore commercialement sous-exploitée.
Enfin, la CAF et la FIFA doivent aussi se pencher sur les barrières réglementaires: facilitation des visas via un «passeport du sportif africain», e-visa pour les joueurs recrutés par des clubs reconnus, réflexion sur l’âge des transferts intra-africains à partir de 16 ans, partenariats avec des compagnies aériennes pour réduire les coûts de déplacement des équipes et des fans.
L’avenir économique du football africain passera donc par une combinaison de bonne gouvernance, d’innovation commerciale, de développement des infrastructures et de meilleure intégration du continent dans les flux mondiaux du sport.








