Quand l’instabilité devient rentable: le retour en force des fonds macro

Lahcen Haddad.

Lahcen Haddad.

ChroniqueLa question demeure: voulons-nous un monde où l’instabilité devient rentable, où l’incertitude profite à certains aux dépens des autres?

Le 25/12/2025 à 11h33

Les fonds macro enregistrent leur meilleure année depuis 2008, selon le Financial Times (22 décembre 2025). Là où la majorité des investisseurs sur les marchés de capitaux accumulent les déconvenues, les détenteurs de fonds macro — George Soros, Ray Dalio (Bridgewater), Paul Tudor Jones, Alan Howard (Brevan Howard) ou encore Chris Rokos — prospèrent. La question que l’on doit se poser, que l’on soit économiste ou simple citoyen averti, est la suivante: pourquoi le désordre mondial est-il devenu un actif si lucratif pour certains?

Les fonds macro ne relèvent ni du stock picking — parier sur la performance spécifique d’entreprises plutôt que sur celle du marché dans son ensemble — ni du pari micro, qui consiste à miser sur les caractéristiques propres d’une entreprise indépendamment du contexte macroéconomique.

Les fonds macro investissent sur les taux d’intérêt, les devises, les matières premières et les indices. Ils parient non pas sur la santé d’une entreprise ou d’un secteur, mais sur la trajectoire du monde: inflation, croissance, cycles monétaires, tensions géopolitiques, chocs énergétiques ou financiers.

C’est précisément de là que vient le terme macro: ces fonds suivent et exploitent les grandes tendances de l’économie mondiale, là où le désordre, l’incertitude et les ruptures deviennent des opportunités d’investissement.

Après la crise financière de 2008, l’économie mondiale est entrée dans une phase perçue comme relativement prévisible: taux d’intérêt durablement bas, rôle stabilisateur des banques centrales, inflation maîtrisée, cycles économiques lisibles et pilotables.

Sur le plan financier, la mondialisation financière et la libre circulation des capitaux demeuraient la norme, tandis que les règles prudentielles (Bâle III) étaient largement respectées. Les investisseurs pouvaient ainsi modéliser le risque avec un degré élevé de confiance.

Sur le plan géopolitique, le leadership occidental restait structurant, les conflits étaient perçus comme maîtrisables, et le recours à l’arme économique demeurait à la fois rare et limité. La géopolitique constituait davantage un bruit de fond qu’un facteur central.

Le monde apparaissait alors lisible et relativement prévisible.

Cette prévisibilité a été brutalement ébranlée par la pandémie de Covid-19, les chocs géopolitiques successifs et la dérive de la dette publique américaine. Elle l’a été aussi par le retour de l’inflation, la montée du protectionnisme et l’instrumentalisation des droits de douane, l’affaiblissement de l’OMC, ainsi que le désalignement des banques centrales.

La volatilité est devenue la nouvelle norme. Le «nouveau normal» se caractérise par une imprévisibilité accrue des marchés. Nous sommes entrés dans une économie de régimes instables plutôt que dans un monde régi par des cycles réguliers. Les fonds macro fonctionnent précisément dans ce type de climat: ils sont structurellement liés à l’incertitude et à la volatilité, non comme des accidents de l’histoire, mais comme des données permanentes.

«Là où l’incertitude détruit de la valeur pour le plus grand nombre, les fonds macro la transforment en opportunité. »

—  Lahcen Haddad

Pourquoi les fonds macro gagnent-ils dans ce type de contexte? Ils tirent parti de la dispersion lorsque les actifs n’évoluent plus de manière synchronisée; ils exploitent les erreurs de coordination entre États, banques centrales et marchés; ils peuvent être à la fois longs ou courts, rapides et opportunistes, ou positionnés sur des thèmes transversaux. Ils transforment l’incertitude en opportunité et le désordre en optionalité. Là où les pouvoirs publics peinent à se coordonner, les fonds macro jouent un rôle d’arbitre — un arbitre mû avant tout par le profit qu’il peut tirer du chaos.

Les gains des fonds macro sont ainsi le symptôme d’un système mondial en tourmente. Ils révèlent une gouvernance globale fragmentée, incapable de produire de la stabilité collective. L’instabilité devient un facteur économique à part entière: là où règnent l’incertitude et le désordre, se crée de la valeur.

Les promoteurs de ces fonds apparaissent comme les warlords de la finance post-crise financière et post-Covid: des agents quasi apocalyptiques qui prospèrent sur les malheurs des autres et sur les failles du système. Pour eux, l’instabilité n’est pas une anomalie, mais un signal économique.

Là où les marchés peinent à corriger les déséquilibres, ils les monétisent. La coordination défaillante de l’économie mondiale, combinée à une gouvernance globale aux abois, transforme les crises systémiques en destruction de valeur pour le plus grand nombre, mais en opportunité en or pour ceux qui savent survivre — et prospérer — dans l’ombre du chaos.

Et le Maroc dans tout ça? Le Maroc ne dispose pas de fonds macro. Ce n’est ni un retard ni un manquement, mais un choix délibéré, cohérent avec notre modèle. Nous ne produisons pas de volatilité et ne créons pas d’instabilité; au contraire, nous cherchons à renforcer la résilience face à l’incertitude mondiale — qu’il s’agisse de l’inflation importée, de la volatilité des taux de change ou des chocs financiers externes.

En réalité, le Maroc pratique bel et bien une gestion macroéconomique, mais autrement: au niveau du Trésor face aux chocs de change, dans la gestion dynamique de la dette, au sein des banques exposées aux flux internationaux, chez les gestionnaires d’actifs contraints d’arbitrer entre inflation importée et rendements réels, ou encore chez les entreprises exportatrices naviguant entre devises, énergie et demande externe.

La véritable question pour le Maroc n’est donc pas financière, mais stratégique: comment un pays émergent transforme-t-il l’incertitude en résilience tout en préservant sa souveraineté de décision?

Pour conclure, les fonds macro gagnent parce que le monde est désordonné, son économie mal gouvernée, et son essor abandonné au profit de nationalismes primaires — à l’exact opposé des promesses de la mondialisation célébrées avec fanfare il y a deux ou trois décennies.

La question demeure: voulons-nous un monde où l’instabilité devient rentable, où l’incertitude profite à certains aux dépens des autres?

Lorsque l’instabilité se transforme en modèle économique, la vraie question n’est plus seulement financière: elle devient politique — voire morale et philosophique.

Par Lahcen Haddad
Le 25/12/2025 à 11h33