La réussite des premières chirurgies robotisées dans les hôpitaux marocains marque une rupture technique majeure qui dépasse la simple innovation hospitalière. Elle consacre, selon le Dr Othman Harit, «le passage d’une chirurgie artisanale à une chirurgie de précision standardisée». Le robot n’annule pas la main humaine, il l’augmente. En supprimant les tremblements physiologiques, en magnifiant la vision en trois dimensions et en offrant des mouvements impossibles à reproduire manuellement, il ouvre un nouvel espace opératoire fondé sur l’ultra-précision. Pour le patient, cette évolution se traduit immédiatement par des incisions minimes, une douleur post-opératoire réduite et une durée d’hospitalisation divisée par deux pour plusieurs types d’interventions.
Aujourd’hui, la pression concernant les lits hospitaliers reste forte dans le Royaume – le Maroc compte environ 26 lits pour 10.000 habitants selon le ministère de la Santé, contre une moyenne de 55 dans l’Union européenne – cette réduction du temps d’hospitalisation constitue un gain d’efficience vital. Elle permet de lisser les flux de patients, de réduire les coûts d’occupation et de renforcer la disponibilité des blocs opératoires, un enjeu majeur dans un système où la demande excède durablement l’offre de soins spécialisés.
Cette avancée robotique intervient alors que le budget de la santé publique connaît une hausse continue, passant de 19,8 milliards de dirhams (MMDH) en 2021 à 32,6 MMDH en 2025, selon la loi de finances. Elle s’inscrit dans une stratégie plus large visant à aligner le Maroc sur les standards internationaux en matière de technologie médicale et à réduire la dépendance aux évacuations sanitaires coûteuses.
L’hôpital étendu par la téléchirurgie
La montée en puissance de la fibre optique et de la 5G ouvre désormais la voie à la téléchirurgie, une perspective que le Dr Harit juge plausible dans un horizon proche, sous réserve de maîtriser un facteur critique, notamment la stabilité et la sécurité du signal. «La technologie est prête, la latence n’est plus un problème. Le véritable verrou se situe dans la sûreté du lien», explique-t-il.
L’une des réponses explorées au sein d’iAvicenne, structure qu’il dirige, réside dans l’Edge AI, une intelligence embarquée capable de stabiliser le robot en cas de micro-coupure réseau. Ce protocole de résilience algorithmique permettrait d’envisager des interventions assistées entre Casablanca et Laâyoune, voire entre Rabat et Dakar. Un tel progrès aurait des répercussions directes pour un pays où de vastes régions souffrent encore d’un accès limité aux spécialistes. Le développement de corridors chirurgicaux inter-régionaux renforcerait la cohésion sanitaire nationale et transformerait l’hôpital marocain en un écosystème connecté, capable de projeter son expertise vers les territoires les plus isolés.
Cette vision s’inscrit dans la feuille de route Maroc Digital 2030 qui met l’accent sur la connectivité des établissements de santé. À ce jour, plus de 95% des hôpitaux publics sont raccordés à la fibre selon la Direction de la Transformation Numérique, un socle indispensable pour la télémédecine avancée.
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La maîtrise des données de santé devient un pilier de souveraineté aussi crucial que la production de médicaments ou la formation des spécialistes. L’IA clinique exige une puissance de calcul considérable que le Maroc ne peut entièrement internaliser. Pourtant, le Dr Harit estime possible de travailler avec les géants mondiaux tels que Google Health, Microsoft ou Oracle tout en préservant l’intégrité des données souveraines.
Selon lui, le modèle optimal repose sur une souveraineté hybride. Les données sensibles restent stockées sur des serveurs marocains exclusivement, alors que les données anonymisées nécessitant des calculs complexes sont traitées via une cryptographie «quantum-resistant» développée localement. «Les GAFAM exécutent les opérations mais n’ont mathématiquement aucun moyen de lire nos données», précise-t-il. Cette stratégie combine puissance internationale et protection nationale, une approche d’autant plus stratégique que le Maroc se prépare à étendre la couverture de l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO) à plus de 22 millions de bénéficiaires, augmentant mécaniquement le volume de données générées.
L’Office national des données de santé, annoncé dans la réforme du système de santé, devra intégrer ces exigences de sécurité tout en favorisant la recherche biomédicale, la planification hospitalière et le développement de solutions locales d’IA.
Assistants médicaux intelligents, un troisième interlocuteur sécurisé
Les assistants médicaux propulsés par l’IA, qu’ils soient développés par iAvicenne, Microsoft, Google DeepMind ou d’autres acteurs, ne se limitent pas à alléger les tâches administratives. Selon le Dr Harit, l’enjeu est d’abord cognitif. Les médecins doivent faire face à un volume d’informations médicales grandissant: près de 2.500 publications scientifiques par jour, sans outil de synthèse intégré dans la pratique clinique.
C’est pour répondre à cette charge cognitive que le Dr Harit a créé Canon.ai, un assistant d’information médicale capable d’interroger instantanément la littérature scientifique mondiale. Il s’agit d’un outil de documentation et de validation croisée en temps réel, qui ne se substitue ni au diagnostic ni au jugement clinique. L’objectif, selon le concepteur, est de sécuriser chaque décision dans un contexte de complexité biologique croissante.
L’IA vient ici non pas remplacer, mais libérer le médecin. «Le praticien peut se délester de l’angoisse de l’erreur et se recentrer sur l’essentiel: l’Art médical et la relation humaine», souligne le Dr Harit. Cette transformation pourrait contribuer à réduire le burnout médical, que plusieurs études marocaines estiment élevé, notamment dans les urgences et les spécialités à forte pression temporelle.
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La perspective de faire du Maroc un hub africain de formation en chirurgie robotique implique une métamorphose structurelle de la formation médicale. Le Dr Harit insiste sur la nécessité de former des profils hybrides, capables de manier les robots, d’interpréter les raisonnements probabilistes des IA, de vérifier les protocoles et de superviser les algorithmes.
Le Royaume dispose, pour cela, d’un atout majeur: ses centres hospitalo-universitaires, notamment ceux de Rabat, Casablanca et Marrakech, qui concentrent une part importante des spécialistes et des internes. Toutefois, le déficit global reste important. Selon le HCP, le Maroc comptait en 2024 environ 28.000 médecins, soit 7,6 médecins pour 10.000 habitants, loin du seuil recommandé par l’OMS. La formation accélérée de chirurgiens roboticiens et de cliniciens «augmentés» est un levier pour réduire cette pénurie structurelle.
Human-in-the-loop ou l’articulation entre puissance algorithmique et responsabilité clinique
Si l’IA en imagerie surpasse déjà l’œil humain dans la détection précoce de certaines anomalies, notamment pulmonaires ou dermatologiques, la responsabilité médicale demeure entièrement humaine. Le modèle «human-in-the-loop» garantit que l’IA agit comme un radar, non comme un arbitre. Elle propose, le médecin décide. L’algorithme signale des anomalies, mais ignore les paramètres contextuels: antécédents familiaux, modes de vie, comorbidités, environnement social.
La place de l’IA en imagerie est donc celle d’un outil de réduction des erreurs par omission, sans transfert de responsabilité juridique. Ce cadre est essentiel pour renforcer la confiance des patients dans un contexte où les débats éthiques et les craintes d’automatisation restent vifs.
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L’un des cas d’usage les plus prometteurs de la médecine augmentée concerne la décentralisation de l’expertise médicale. Dans les zones rurales marocaines, où l’on recense moins de 4 médecins pour 10.000 habitants selon le ministère de la Santé, un infirmier équipé d’un smartphone et d’une IA de tri pourrait analyser une lésion cutanée ou une radiographie pulmonaire avec une précision proche de celle d’un spécialiste universitaire.
Ce changement de paradigme permettrait de filtrer les patients, d’éviter des évacuations inutiles vers les grandes villes et de raccourcir drastiquement les délais de prise en charge. L’IA pourrait ainsi compenser l’absence physique de spécialistes et réduire les inégalités territoriales, un enjeu critique alors que la réforme du système de santé ambitionne de réhabiliter 1.400 centres de santé de proximité d’ici 2027.
L’IA qui apprend sans déplacer les données
Le modèle de l’apprentissage fédéré représente, selon le Dr Harit, la solution la plus adaptée au Maroc. Les hôpitaux marocains sont légitimement réticents à transférer leurs données sensibles vers des infrastructures externes. Avec ce modèle, les données demeurent dans les serveurs hospitaliers et ce sont les algorithmes qui circulent pour apprendre. Cette approche respecte la confidentialité tout en construisant des modèles d’IA adaptés aux spécificités génétiques, cliniques et épidémiologiques marocaines.
Un tel système pourrait favoriser la recherche, améliorer le tri radiologique, réduire les délais diagnostiques et contribuer à la lutte contre les maladies chroniques, qui représentent plus de 80% des décès annuels selon le ministère de la Santé.
Sur l’ambition du Maroc en médecine augmentée, le Dr Harit résume en une phrase l’horizon stratégique du Royaume qui est de «saisir ce moment historique où nous jouons à armes égales avec les géants mondiaux pour briller par notre singularité et définir depuis le Maroc les nouveaux standards d’une médecine souveraine et universelle».
Cette ambition s’appuie sur une dynamique déjà visible notamment la hausse budgétaire continue, la montée en puissance de la robotique, la généralisation de la couverture médicale, le développement des infrastructures numériques, l’émergence d’un écosystème d’IA clinique local, mais aussi sur le positionnement du Maroc comme plateforme africaine de formation et d’innovation. Si cette ambition se concrétise, le Royaume consolidera sa trajectoire vers la médecine augmentée, appelée à devenir l’un des leviers de son influence en Afrique, à l’instar de l’automobile et de l’aéronautique.








