Taxe, prélèvement, dîme, tribut, dariba, IS, TIC, timbre, vignette… En jargon fiscal ou en jaseries de comptoir, l'impôt semble être un langage universel. Un sujet vaste, sensible, mais surtout complexe, pour lequel paradoxalement, chacun pourrait donner son avis sur la question. «Il arrive même que certains politiciens s'improvisent en fiscalistes pour approuver parfois des mesures dont l'inutilité n'a d'égale que l'absurdité. Par exemple, des modes de collecte de la TVA sur les ferrailleurs ont été amendés dans une loi de Finances, avant d'être annulés l'année suivante», explique, en simplifiant son propos, un connaisseur des arcanes de la Direction générale des impôts (DGI).
Cette direction générale, l'une des rares à être rattachée au ministère des Finances, est perçue par le commun des contribuables comme le redoutable FISC, tenant perpétuellement une redoutable épée de Damoclès au-dessus de la tête des entrepreneurs, ou tirant un pipeline direct de la fiche de paie des salariés. Une des explications d'un tel sentiment, incitant à la fraude, réside certainement dans le manque ressenti d'équité fiscale. Un facteur pourtant essentiel à l'adhésion des contribuables en quête de confiance dans le système.
Dérogations à la pelleSans parler de l'iniquité dans la redistribution des recettes fiscales, un mode de collecte d'impôt équitable repose sur un principe aussi simple que fondamental: à revenu égal, taxation égale. Cet équilibre –loin d'être facile à trouver– est peu respecté dans le barème des différents impôts et taxes appliqués au Maroc. «C'était relativement le cas avec la charte d'investissement de 1996 où l'Impôt sur les Sociétés (IS) était à 35% et l'Impôt sur les Revenus (IR) à 41,5%, car l'imposition des dividendes (10% à l'époque) permettait de faire converger les deux taux. Mais avec les différentes réformes, cette égalité devant l'impôt est de moins en moins valable», nous explique un fiscaliste chevronné.
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C'est qu'en plus de taux d'imposition tantôt progressifs tantôt proportionnels, des impôts et taxes de tout genre, les multiples dérogations et régimes spéciaux ouvrent grande la voie à des optimisations injustifiées. Le rapport sur les dépenses fiscales accompagnant la loi de Finances, recense pas moins de 306 dérogations qui coûtent dans les 29,5 milliards de dirhams en termes de recettes, soit les dépenses de la dette publique budgétisées en 2022. «82% des mesures dérogatoires ont été adoptées antérieurement à 2016 et représentent en termes de coût plus de 84% des dépenses fiscales constatées en 2021», est-il indiqué dans ce rapport.
© Copyright : Source: loi de Finances 2022
Depuis des années, les pouvoirs publics cherchent à harmoniser les différentes dispositions en mettant en œuvre une véritable réforme fiscale. Les troisièmes assises nationales sur la fiscalité, tenues en 2019, ont même abouti à l'élaboration de la loi-cadre 69-19 pour constituer un référentiel légal qui encadre la politique fiscale de l’Etat. Mais force est d'admettre que du retard a été pris dans son déploiement, alors que son article 19 prévoit expressément que l’Etat s’engage à édicter les textes nécessaires pour la mise en œuvre des mesures prioritaires dans un délai de cinq ans.
«C’est la loi de finances pour l’année 2022 qui constitue le premier jalon de la mise en œuvre de la loi-cadre portant réforme du système fiscal», nous explique une source autorisée auprès de la Direction générale des impôts (DGI). «La mise en œuvre d’une partie des mesures prioritaires est déjà enclenchée. Cela concerne particulièrement la convergence progressive vers un taux unifié en matière d’IS, la baisse progressive des taux de la cotisation minimale, l’adaptation et l’amélioration du régime de la contribution professionnelle unique…», ajoute la DGI.
Arriérés TVA et cadeaux aux banquesDes chantiers importants restent néanmoins attendus pour ne citer que la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA). «La réforme repose sur la consécration du principe de neutralité de cette taxe à travers l’élargissement de son champ d’application, la réduction du nombre de taux et la généralisation du droit au remboursement», promet la direction des impôts. D'ailleurs, depuis plusieurs années, le remboursement de la TVA donne du fil à retordre aux caisses de l'Etat. «Plusieurs ministres des Finances qui se sont succédés se sont servis des remboursements de TVA comme une facilité de caisse pour le budget. Résultat, les arriérés de TVA sur investissements se sont accumulés jusqu'à dépasser les 30 milliards de dirhams en 2014», nous explique un ancien responsable gouvernemental.
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Quand l'ancien Argentier du Royaume, Mohamed Boussaïd, a décidé de remédier à cette hérésie fiscale, il lui a fallu trouver des ressources financières. Les caisses de l'Etat ne pouvant être mises à mal davantage, cet ancien ministre des Finances s'est même tourné vers les banques, leur accordant au passage ce que certains considèrent comme un cadeau: l'affacturage de la dette TVA à un taux négocié entre 3,5% à 10%, selon la durée de remboursement par l'Etat. «Cette approche a certes donné une bouffée d'oxygène aux trésoreries des entreprises, mais ces dernières ont dû payer le prix fort au point que plusieurs multinationales et grandes entreprises nationales n'ont pas voulu y adhérer au départ», souligne notre fiscaliste, qui étaye ensuite son propos de la façon suivante: «prenez l'exemple de l'OCP qui avait conclu, en juin 2021, un accord avec l'Etat marocain et un consortium bancaire pour l'affacturage de 6 milliards de dirhams de crédit TVA pour un coût 1,1 milliard. Imaginez le pactole gagné par les banques sur les 20 milliards de crédit de cette seule entreprise publique».
Le recours au système bancaire pour arrêter l'hémorragie de la TVA n'était pas un luxe, selon un proche de l'ancien ministre des Finances. «Il pouvait rester les bras croisés et perpétuer le système de ses prédécesseurs ou décider de rompre cette spirale infernale et d'amorcer l'épuration des arriérés», nous explique-t-il. Son successeur, Mohamed Benchaâboun, a même trouvé un certain confort dans ce système d'affacturage qu'il a perpétué, faisant se hérisser les poils de l'administration fiscale, vu la lourdeur du processus et la complexité de traitement des dossiers. «C'est une masse additionnelle de travail considérable pour une Direction générale des impôts, déjà amputés de 320 cadres et agents, entre 2017 et 2020, en raison des départs en retraite non remplacés», s'insurge ce connaisseur de cette administration.
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Si cette pratique d'affacturage n'a plus cours, les arriérés de TVA restent un problème structurel, compte tenu des brèches caractérisant cet impôt censé être d'une neutralité immaculée. Une des décisions phares de la nouvelle équipe gouvernementale a d'ailleurs été d'apurer un nouveau solde qui s'est accumulé à plus de 13 milliards de dirhams. Et la promesse faite par Aziz Akhannouch, devant le Parlement en fin d'année dernière, est en voie d'être tenue. «Le stock de 13 milliards de dirhams faisant l’objet de demandes de remboursement de TVA a été intégralement traité et 100% des demandes remplissant les conditions légales d'éligibilité ont été liquidées. Les demandes des PME ont été traitées prioritairement compte tenu de leur fragilité financière aggravée par les répercussions de la crise sanitaire», affirme une source autorisée de la DGI.
Acrobatie budgétaireNéanmoins, ces dépenses TVA commencent déjà à affecter les caisses de l'Etat, mais aussi celles des collectivités territoriales. A fin avril dernier par exemple, les recettes brutes de la TVA à l’intérieur ont été de 11.1 milliards de dirhams, mais les remboursements se sont élevés à la moitié de ce montant. «Les remboursements de TVA (5.612 MDH) sont imputés à raison de 70% au budget général et de 30% au compte d’affectation spéciale “Part des collectivités territoriales dans le produit de la TVA“», indique une note périodique de la Trésorerie générale du Royaume (TGR).
L'acrobatie comptable dans les ressources fiscales se poursuit donc d'une autre manière en greffant collectivement les communes d'une part de la TVA qui leur est due séparément. «Le pouvoir politique ne devrait même pas se mêler de cette gestion de trésorerie de l'administration fiscale. C'est à elle de gérer les encaissements et les décaissements sans avoir à subir aucune pression et en disposant des ressources pour instruire convenablement les dossiers, sachant que peu d'entreprises sont véritablement structurées», soutient notre connaisseur de la DGI.
© Copyright : Source: DGI - Rapport annuel 2020
La main invisible du pouvoir politique sur l'administration fiscale ne se limite pas à la seule question de remboursement de TVA ou aux dérogations et amnisties cadeaux. Elle peut aussi s'étendre au contrôle fiscale, hantise pour tout contribuable. «Il y a eu même des ministres qui se permettait de fixer au directeur des impôts des objectifs pour le montant des redressements à collecter pour palier à un trou budgétaire créé pour répondre à une doléance sociale. Cela attise la défiance des contribuables vis-à-vis de l'administration fiscale surtout quand des secteurs se sentent ciblés», confie notre connaisseur de l'administration fiscale.
Moyens & gouvernanceEt alors que l'évasion fiscale est connue pour être un sport national, les moyens de la DGI restent assez limités en matière de contrôle. Même si les trois-quarts des 48.484 agents et cadres dans cette direction sont déployés dans les activités métiers, ceux affectés au contrôle et au recouvrement ne dépassent pas les 20%. «Nous avons un seul contrôleur fiscal pour 1000 contribuables marocains, alors que ce benchemark est de 16 en France», explique notre source, qui insiste ensuite sur ce propos, en soutenant que «notre potentiel fiscal est tel un trésor ouvert à tous où chacun peut se servir s'il en a le pouvoir. Son gardien censé être le code général des impôts est tel un gruyère, avec ses différentes niches de dérogations».
Malgré son manque de moyen, l'effort de l'administration fiscale en matière de recouvrement reste toutefois honorable. Près de 7,2 milliards de recettes additionnelles ont été collectées, en 2020, suite à l'action de l'administration, soit 5% de la recette globale.
En définitive, si la fiscalité peut orienter les politiques économiques et sociales, elle ne devrait en aucun cas servir d'atout politicien pour gérer exclusivement les dépenses pressantes, ou encore d'intimidation envers les entrepreneurs. Pour certains fiscalistes, accorder plus d'autonomie à la DGI est plus que nécessaire. «Et pourquoi pas une agence fiscale autonome comme dans le modèle anglo-saxon? Elle devrait être consultée par le pouvoir Exécutif qui gardera une marge de manœuvre cohérente pour piloter les politiques publiques», s'interroge notre source. Sauf que dans un pays où un organe aussi sensible que la DGI reste, depuis près de trois ans, dirigé par un directeur par intérim, il est difficile de prétendre à un changement de paradigme de gouvernance.