En attendant le Registre social unique, les dépenses de la caisse de compensation explosent

Essence, gaz, sucre, farine, des produits essentiels.

Essence, gaz, sucre, farine, des produits essentiels. . DR

Le gouffre des charges de compensation devient béant, alors que l'inefficacité de ce filet social fait l'unanimité. Le dispositif de substitution de ciblage des plus démunis avance pourtant au ralenti.

Le 15/03/2022 à 14h22

Souvenez-vous, c’était il y a dix ans… Les charges de compensation s'étaient envolées, atteignant un montant record: 56 milliards de dirhams. Un montant représentant à l'époque bien plus que les recettes du Tourisme, des transferts des MRE ou encore des exportations automobiles. Il dépassait même les recettes de l'impôt sur le revenu ou encore l'impôt sur les sociétés. Dos au mur, le gouvernement avait été alors acculé à prendre une mesure jugée impopulaire, bien qu'elle eût été des plus rationnelles.

«La libéralisation du prix des hydrocarbures reste encore objet à suspicions et critiques, notamment en ce qui concerne les marges des pétroliers. Mais la décompensation du prix du carburant avait permis de soulager considérablement les finances publiques d'une dépense sociale dont l'inefficacité ne fait aucun doute», rappelle un ancien proche du département du chef du gouvernement. La démonstration du manque d'équité du système est d'une simplicité déconcertante: le propriétaire d'une voiture de sport profite bien plus du prix subventionné du litre de gasoil, qu'un coursier qui fait le plein de sa motocyclette consommant vingt fois moins de carburant.

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Cette décision rendue effective en 2015, avait eu un impact budgétaire considérable: les décaissements en faveur de la Caisse de compensation avaient effectivement connu une baisse drastique passant à quelque 12 milliards de dirhams dès 2016 et affichant une moyenne de 14,3 milliards de dirhams sur les 7 dernières années. Sauf que cette «économie» budgétaire devait offrir aux pouvoirs publics le matelas financier nécessaire à une expansion d'une politique sociale mieux ciblée.

On parlait dès lors de la substitution du mécanisme de subvention des denrées de base (encore subventionnées) par un système d'aides directes (des versements) ciblées en direction de la catégorie de la population parmi les plus vulnérables. Surtout que cette catégorie de Marocains commençait déjà à être recensée via d'autres programmes qui restent perfectibles, comme le Ramed, Tayssir, ou encore les aides aux veuves et aux orphelins.

Un registre qui se fait attendreLe discours royal prononcé à l'occasion de la fête du Trône de 2018 est même venu lancer le chantier du Registre social unique, le RSU. Ce système se voulait une réponse de l'Etat à la fois à la problématique du ciblage des ménages à faible revenu éligibles à être soutenus, et à celle de la fragmentation du système social, caractérisé par des chevauchements et des dysfonctionnements qui en affectent l'efficience et l'efficacité.

«Malgré la dizaine de programmes de soutien déployée par l'Etat, il lui était impossible de savoir quels ménages recevaient quels services, d'orienter le soutien vers les foyers les plus nécessiteux, de profiter des synergies qui pourraient être créées entre les programmes et d'éliminer les doublons et les fraudes», explique un économiste.

Concrètement, ce système de ciblage devait être précédé par une harmonisation de la collecte de données au moyen d’un numéro d’identifiant unique et grâce à l’utilisation de données biométriques. Et le dispositif est devenu aussi urgent que nécessaire, avec le déclenchement de la crise sanitaire du Covid-19 et le confinement de la population, qui a rendu vital le versement d'une aide directe au bénéfice de 4,3 millions de foyers marocains. «La base de données du Ramed avait permis de gérer cette urgence, mais déjà à l'époque on estimait que ces aides auraient été plus efficace si le Registre social était opérationnel. Imaginez-vous si l'approche prônée par le Souverain deux ans plus tôt était déjà opérationnelle», s'insurge notre source.

Il n'empêche que le chantier du RSU s'est relativement accéléré en cette période de confinement, qui a permis en outre aux services du ministère d'Intérieur de peaufiner la cartographie de base d'une population cloîtrée à domicile. En avril 2021, le dossier RSU a franchi un gap stratégique avec l'adoption, en Conseil de gouvernement, du décret portant création de l'Agence nationale des registres (ANR). Celle-ci devrait administrer, en plus du RSU, le Registre national de la population (RNP), clé de voûte de cette nouvelle architecture institutionnelle devant permettre de faire la sélection et l’identification des bénéficiaires nécessiteux.

Le ministre des Finances de l'époque, Mohamed Benchaaboun, parlait même du déploiement au cours de cette année 2022, d'une première version du RSU qui selon le calendrier initial devait passer par une phase test dans la région de Rabat-Salé-Kénitra, avant son opérationnalisation totale en 2024. «Le gouvernement ferait mieux donc de rassurer sur le déploiement de ce dispositif censé remplacer la subvention des prix de certains produits qui ne réduisent en rien les inégalités», souligne ce député.

Subventions intenablesC'est que depuis 2015, le gouvernement a limité les dépenses de compensation à la prise en charge du gaz butane, du sucre et du blé tendre. Mais il a toujours été question de supprimer progressivement ces subventions, de manière à carrément dissoudre la Caisse de compensation, avec l'instauration du Registre social unique. Le dernier calendrier des levées de subventions, annoncé par Mohamed Benchaaboun devant le Parlement, parlait d'une «libéralisation totale» du sucre d’ici 2022, d'éliminer complètement les subventions pour le blé et la farine l'année suivante, alors que la subvention pour le prix d’achat du gaz butane sera annulée en deux temps, entre 2023 et 2024. «Sauf qu'un tel planning semble aujourd'hui compromis, compte tenu des pressions sur le pouvoir d'achat qui incitent le gouvernement à choisir la facilité en ouvrant les vannes de la compensation», estime un ancien du département des Finances.

En effet, l'Exécutif semble faire aujourd'hui des subventions son mode de gestion des crises et des urgences. Dans la moindre sortie médiatique, le chef du gouvernement ou un membre de son cabinet se targue des efforts, soi-disant «considérables» pour préserver le pouvoir d'achat des citoyens, en subventionnant nombre de biens et services de base. Ils répètent en boucle que 17 milliards de dirhams sont alloués pour le gaz butane, 14 milliards de dirhams pour l'électricité, 600 millions de dirhams par mois pour subventionner la farine de blé et 3 milliards de dirhams par an pour le sucre.

Les dépenses de compensation vont donc largement dépasser les 17 milliards de dirhams prévus par la loi de Finances 2022. Rien que sur le seul mois de janvier, la Trésorerie générale du Royaume a dû débloquer plus de 5 milliards de dirhams à la caisse dirigée par Chafik El Belghiti. «C'est le tiers du budget alloué en 2022 à la compensation, alors que généralement les décaissements étaient généralement assez limitées au premier trimestre», fait remarquer ce même interlocuteur, qui a travaillé au département des Finances.

Le gouvernement ne pourra pas laisser les charges de compensation s'envoler encore au début de cette décennie, marquée par une conjoncture internationale encore plus défavorable qu'aux débuts de la dernière décennie. Encore une fois, ce gouvernement d'alternance sera acculé à prendre des décisions qui font mal, d’autant qu'il n'y a pas que le seul levier de subventions directes.

«Que ce soit pour le gaz ou les carburants, l'Exécutif peut intervenir à deux niveaux. D'abord par la régulation du marché, en agissant non pas sur la réglementation des prix mais plutôt sur la concurrence. Il peut aussi agir sur les marges commerciales des distributeurs, notamment à travers la taxe intérieure de consommation et la TVA. Cela va permettre de modérer les prix à la pompe et de facto, alléger les charges du transport des marchandises», poursuit cet interlocuteur.

Tôt ou tard, l'élimination de système de subvention régressif deviendra inéluctable. Cela reste néanmoins tributaire de la mise en place du système de substitution dépendant du Registre social unique. Un mécanisme crucial, qui reste toujours en gestation, et dont, surtout, l’état d'avancement reste un secret bien gardé par un gouvernement qui préfère s'enfoncer dans la spirale infernale des subventions. Quitte à faire payer une lourde facture aux contribuables pour un simple pansement à ce mal structurel qu'est la cherté de la vie…

Par Fahd Iraqi
Le 15/03/2022 à 14h22