Économie de la vitesse: le Maroc face au défi du temps

Le Train rapide "Al Boraq"

La LGV Al Boraq.. DR

Revue de pressePorté par de grands projets d’infrastructures et l’essor des Lignes à grande vitesse, le Maroc a fait du gain de temps un axe central de sa stratégie de développement. Mais derrière la promesse de modernité et de connectivité, l’accélération des rythmes économiques pose des questions de coûts, d’équité territoriale et de qualité de vie, invitant à repenser les véritables bénéfices de la vitesse. Cet article est une revue de presse tirée de Challenge.

Le 17/12/2025 à 18h45

À l’image de nombreuses économies émergentes, le Maroc a engagé ces dernières années une transition marquée vers ce que certains appellent l’économie de la vitesse. La multiplication des grands projets de transport a placé la rapidité au cœur des politiques publiques de mobilité, traduisant une prise de conscience croissante, au sein des élites économiques et politiques, de la valeur stratégique du temps. Dans un contexte où la compétitivité se joue aussi sur la capacité à réduire les délais, la vitesse apparaît comme un levier de performance. Mais cette course à l’accélération n’est pas sans coût, ni sans limites, indique le magazine Challenge dans une analyse dédiée.

Depuis leur apparition au Japon en 1964, les Lignes à grande vitesse (LGV) se sont imposées comme un symbole de modernité et de dynamisme économique. Elles incarnent une promesse de productivité et de connectivité accrue, reliant les grandes métropoles et favorisant l’intégration des territoires aux flux économiques mondiaux. Le Maroc s’est inscrit dans cette logique avec le lancement, en novembre 2018, d’Al Boraq, première ligne à grande vitesse du continent africain, reliant Tanger à Casablanca. Ce projet emblématique a accompagné une phase de transition économique plus large, marquée par de vastes chantiers d’infrastructures et une volonté affirmée de rapprochement avec l’Europe et les grands pôles régionaux.

Quatre ans après la mise en service d’Al Boraq, le Royaume poursuit sur cette trajectoire avec l’annonce d’une nouvelle ligne à grande vitesse reliant Marrakech à Agadir, pour un investissement estimé à 92 milliards de dirhams. À l’horizon 2030, l’offre de transport rapide devrait ainsi continuer de se renforcer, consolidant la place de la vitesse comme pilier de la stratégie nationale de développement. Reste toutefois à interroger les effets réels de cette accélération sur l’économie et la société marocaines.

Dès les années 1970, le penseur Ivan Illich mettait en garde contre les seuils de vitesse à ne pas dépasser dans le domaine des transports. Selon lui, la vitesse ne peut être évaluée uniquement à l’aune de la performance technique. Elle doit être appréciée à travers ce qu’il appelait la «vitesse généralisée», intégrant l’ensemble des temps invisibles liés au déplacement: le temps de travail nécessaire pour en assumer le coût, les temps d’attente, de préparation et de connexion. L’exemple du Concorde illustre cette idée. Malgré une vitesse physique exceptionnelle, son coût élevé réduisait considérablement son efficacité sociale réelle. À l’inverse, des modes de transport plus lents mais accessibles permettaient, au final, un gain de temps collectif plus important, écrit Challenge.

Appliquée au contexte marocain, cette lecture invite à dépasser la fascination pour la vitesse technique. Cité par Challenge, l’économiste Ahmed Azirar souligne que la question du temps reste encore insuffisamment intégrée dans les pratiques sociales et institutionnelles du pays. Il évoque l’existence de plusieurs temporalités qui cohabitent difficilement: un temps social, marqué par une certaine flexibilité dans le respect des horaires, un temps politique soumis à des horizons variables, et un temps économique, plus exigeant, qui impose des décisions rapides et opportunes. Dans les relations entre administration et secteur privé, cette divergence se traduit souvent par un décalage bien connu, résumé par l’expression selon laquelle «le temps de Rabat n’est pas le temps de Casablanca».

Cette tension entre les rythmes nourrit un enjeu central, celui de l’adaptation du pays à une accélération technologique et économique mondiale qui ne laisse guère de place à l’attentisme. La vitesse devient alors une contrainte autant qu’une nécessité, sous peine de marginalisation. Mais cette dynamique soulève aussi des interrogations sur ses bénéficiaires réels. Selon l’économiste Adnane Benchekroune, également cité par Challenge, l’économie de la vitesse profite avant tout aux grandes métropoles, aux cadres qualifiés et aux secteurs tournés vers l’export. Les territoires intermédiaires, les zones rurales et les populations à revenus modestes risquent, en revanche, de rester à l’écart de ces gains de temps et de connectivité. Une ligne à grande vitesse reliant deux pôles attractifs peut renforcer leur dynamisme, tout en accentuant les déséquilibres territoriaux.

À cela, s’ajoute le coût budgétaire élevé de ces infrastructures, fortement capitalistiques et souvent financées par l’endettement à long terme. Dans un contexte de ressources publiques limitées, chaque investissement dans la vitesse implique des arbitrages lourds, parfois au détriment de secteurs essentiels comme la santé de proximité, l’éducation ou la mobilité locale. Le choix de la vitesse n’est donc pas seulement technique, il est profondément politique.

Au-delà des chiffres, la généralisation de l’accélération pose enfin la question de la fatigue sociale. L’intensification des rythmes de vie, la pression accrue sur les travailleurs et la précarité temporelle peuvent transformer les gains de temps apparents en pertes de qualité de vie. Lorsque ces coûts humains sont intégrés, la vitesse économique réelle peut devenir négative. Le Maroc ne se trompe pas en investissant dans la modernité et la connectivité. Mais l’enjeu n’est plus seulement d’aller toujours plus vite. Il réside dans la capacité de choisir où, quand et pour qui accélérer, et de reconnaître que la lenteur peut parfois être plus efficiente. L’économie de la vitesse ne peut être un objectif en soi; elle doit rester un outil au service d’un développement équilibré, inclusif et durable. Dans ce débat, la lucidité compte parfois davantage que la rapidité.

Par La Rédaction
Le 17/12/2025 à 18h45