Dans ce clos interdit désormais, l’ancien jardin aux fleurs coloriées n’est plus qu’un cimetière en ruine où prospèrent le chiendent, les serpents et les bestioles de nuit. J’entre pourtant dans la maison située sur la falaise Marshan, face au bleu du Détroit, poussant le portail d’une main fébrile et le coeur battant la chamade, espérant rencontrer les fantômes qui hantent ces lieux mythiques de jadis. Quelques meubles d’un autre âge, sans valeur aujourd’hui, dont plus personne ne veut, sont encore là, décrépis, ayant perdu leur aura d’antan. Deux ou trois chaises, un baldaquin de lit en vieille soie déchirée, des poufs arabes éventrés, blessés, un antique frigidaire décédé de marque espagnole trônent encore dans la mansion. Le décor théâtral fut prestigieux pour ses vieux locataires qui ont dû abandonner précipitamment les lieux.
Jour de silence à Tanger.
Une pièce, pourtant, reste accessible. J’y pénètre difficilement en parcourant un couloir sinueux réservé aux intrépides. Il s’agit d’une bibliothèque littéraire oubliée des humains. Il faut se tordre pour avancer entre les murs exigus, se baisser pour éviter les pièges des pierres qui peuvent s’effondrer, se tenir plus loin bien droit, pour avoir la taille voulue par l’espace pyramidal et être accepté dans le laborieux chemin qui y mène.
Soudain, devant la grande porte de la bibliothèque, un chien à trois têtes et quatre pattes me barre le chemin. Je ne sais si je rêve ou si je suis éveillé. Il me dit, ce Cerbère gardien des enfers: «Que viens-tu faire dans ce monde inhumain?» Je l’observe, paniqué, mais arrive à lui bredouiller: «Je cherche ceux et celles qui ont laissé des traces à suivre... Et je viens m’inquiéter pour la Palestine». Sait-il, cet hôte, ce qui arrive là-bas à Gaza? Ses yeux rouges se liquéfient. Ses poils hérissés jusque-là se polissent comme si quelque force surnaturelle le caressait affablement. Son torse guerrier finit par s’amadouer et adopter une respiration sereine. Il me rétorque: «Viens, tu es apte à entrer, tu dois à présent convaincre le Consul aveugle de te laisser consulter les pages!» Il ajoute qu’«il a perdu la vue à cause de la vérité. Elle est trop dure à supporter. Peux-tu le faire?».
Comme Icare, le Consul s’est brûlé les yeux en approchant le Soleil.
Le gardien des lieux à plusieurs têtes s’évapore et disparaît brusquement dans la mystérieuse demeure, m’abandonnant à mon sort. Derrière la porte protégée gît la bibliothèque convoitée. Elle me semble bien entretenue. Bien dissimulée dans la demeure. Mais par qui? Quelle entité mystérieuse céleste s’occupe de la dépoussiérer et de garder les livres lisibles? Je me décide à aller voir. Je transgresse l’interdit. Je suis alors un damné, condamné jusqu’à la fin à supporter la lumière.
C’est ma nuit du destin. Ma plus haute solitude.
Les rayons des livres sont organisés en trois parties. Il y a la partie tunisienne, minuscule, où sont rangés les livres d’Albert Memmi, de Tahar Bekri et de mon défunt ami Abdelwahab Meddeb. Je sais que ce dernier n’est pas celui que je suis venu chercher en cette nuit terrible. Il a écrit «Talismano» en marchant dans les rues de Paris, une chorégraphie de mots qui a retenu mon attention auparavant. Albert Memmi est là aussi, l’auteur de livres majeurs sur la colonisation tel que le «Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur». Albert Memmi est, lui, très critique à propos des États arabes post-indépendances, mais silencieux sur la colonisation israélienne et le malheur palestinien. Je m’arrête longuement sur Bekri, extirpe son livre «Salam Gaza» des rayons de la bibliothèque, et me rappelle l’histoire dramatique. La tragédie palestinienne est sans fin, et de guerre en guerre la blessure se fait plus béante. Meurtri, le poète Tahar Bekri note au jour le jour son indignation, échange avec des intellectuels de toutes origines, dénonce les projets expansionnistes, l’indifférence internationale ou presque. «Qu’en est-il de la conscience universelle?», demande-t-il. Il est invité à Ramallah, Naplouse, Jérusalem-Est et Bir Zeit pour un cycle de lectures. Confronté à la réalité de la vie en Palestine occupée, il restitue minutieusement son voyage, ses rencontres, ses impressions où affleurent colère et émotion. Ni stratège ni idéologue, Bekri livre un journal personnel, traversé de poésie, dans lequel s’esquisse une interpellation morale de l’Histoire.
Puis soudain, apparaissent sous mes yeux les étagères de l’Algérie. Il y a là les écrits bien rangés des pionniers Taos et son frère Jean Amrouche, mais aussi «La grande maison» de Mohamed Dib où j’ai souvent séjourné dans mon imagination fertile, ainsi que «Le fleuve détourné» de mon ami Rachid Mimouni que j’ai fréquenté lorsqu’il a fui la guerre de la décennie noire et a travaillé, comme moi, à Médi 1; les livres de Nabile Fares, le psychanalyste flamboyant, où la domination coloniale française, lors de son enfance, est un motif et un thème de narration omniprésents dans l’œuvre, mais aussi Mouloud Feraoun et son «Fils du pauvre» que j’ai avalé dans ma jeunesse; puis les deux plus grands auteurs algériens: Kateb Yacine avec son sibyllin «Nedjma» et, surtout, mon préféré, Rachid Boudjedra, que j’ai rencontré à Paris à la Sorbonne, et des années plus tard à Casablanca lorsqu’il a été invité au Salon du livre.
Or, sans avertir, tous ces livres algériens tombèrent dans une trappe dans l’étrange bibliothèque qui semble posséder des dents acérées. Un profond puits sans fond. Aucun auteur algérien célèbre n’a parlé de la cause Palestine. Je suis déçu, dépité, effondré par le silence qui m’entoure bientôt.
Une voix retentit derrière moi. Je me retourne et aperçois le Consul aveugle. L’homme grand de taille a le visage angélique de Miguel Bosé, mais des yeux éteints, peut-être à cause de la guerre. Il me dit: «Tu es arrivé à bon port. Regarde de ce côté ceux de ton Royaume qui ont écoulé des nuits et des nuits à pleurer la cause des Arabes!» Derrière lui se cache un enfant de sable, émanant de la terre nuptiale. Je pleure en le découvrant si frêle et beau. L’enfant finit par me conseiller de faire vite et de sortir de la maison tangéroise avant l’aube. J’acquiesce.
Parmi les livres entreposés dans le Royaume, je reconnais «Le Chapelet d’Ambre» et «La boîte à merveilles» d’Ahmed Sefrioui, mais aussi «Le passé simple» de Driss Chraibi; il y a là tous les autres écrivains qui m’attendent, mais mes mains tremblantes se dirigent vers l’un des rayons sur lequel figure l’étiquette «Palestine». L’enfant de sable, qui ne m’a pas quitté dans cette partie de la bibliothèque nationale, me susurre à l’oreille: «Les voilà, tes trois héros». Trois auteurs qui fixent l’éternité. Je les connais bien, chaque phrase, chaque réflexion. Je retrouve le demi-Marocain Jean Genet, enterré à Larache, qui mérite la médaille de la nationalité du Royaume. Il a écrit «Quatre heures à Chatila» pour dépeindre l’horreur des massacres de Sabra et Chatila, perpétrés du 16 au 18 septembre 1982 envers des Palestiniens du quartier de Sabra et du camp de réfugiés palestiniens de Chatila, situés à Beyrouth-Ouest, par les milices chrétiennes des phalangistes, lors de la guerre civile libanaise et l’intervention israélienne au Liban. Ensuite son livre hommage à la Palestine, «Un captif amoureux», journal de bord des quinze années de pérégrinations au Moyen-Orient, et en particulier parmi les Palestiniens, de cet écrivain qui sut très jeune qu’il ne pourrait être que vagabond et voleur.
Tout de suite après, dans la clarté des lieux, je devine le «Vomito blanco: le sionisme et la conscience malheureuse» d’Abdelkébir Khatibi avec qui j’ai passé de longues soirées à refaire la politique du monde. Je me rappelle: «Quelle est la valeur du sionisme? Il est profondément enraciné dans la conscience malheureuse de l’Occident. Pourquoi le monde est-il si discret sur l’ethnocide des Palestiniens, lui si bavard de coutume? Serait-ce à cause du génocide nazi et d’une culpabilité transférée?». Il a raison. Le temps a parlé pour Abdelkébir Khatibi!
Non loin, après d’autres livres d’auteurs marocains plus récents, je déniche enfin tout un rayon de Tahar Ben Jelloun. Une lumière blafarde balaie sans discontinuer les lieux. Mon regard palpite. C’est le romancier prolifique qui a le plus défendu la cause palestinienne. Ses livres en témoignent, et nul besoin de chercher les avis des uns et des autres. Il est superbement supérieur à tous les écrivains. Je regarde une horloge vieillotte accrochée au mur. J’ai encore du temps avant le lever du soleil. Je ne dois pas rester ici après les premières lueurs de l’aube, sous peine de perdre la vue, de devenir un personnage de littérature, voire un adulte de sable. Je m’assieds donc, le coeur apaisé. Je veux relire quelques pages de Tahar Ben Jelloun avant de quitter la maison des sortilèges. Des livres de Tahar chutent de leurs places, venant à moi. Je les ouvre au hasard. C’est «La remontée des cendres», des poèmes sur la Palestine:
«Quand le vent se lèvera, ces cendres iront se poser sur les yeux des vivants./Ceux-ci n’en sauront rien ils marcheront triomphants avec un peu de mort sur le visage».
«Nous toujours en retard pour vivre, mais pour mourir ils disent que nous sommes prêts».
«La Mère des Victoires est un immense cimetière sans stèles et sans prières sans arbres et sans chats, un grand territoire où le sang des mots et des hommes s’est mêlé aux sables».
«On me dit: le deuil de nous-même est dans le regard des enfants./Qui leur dira l’histoire de nos défaites?/Nous croiront-ils?/Je les vois cracher sur les visages des défunts tant de verbes inutiles./Ah le verbe, les mots, la litanie des affamés pain amer enfoui dans la terre basse je les vois courir ramasser nos savates ils font un feu avec des poèmes écrits par des généraux et incendient notre mémoire./Ils ne crachent plus./Ils ne parlent plus./Ils oublient».
«Il est une douleur millénaire qui rend notre souffle dérisoire. Le poète est celui qui risque les mots. Il les dépose pour pouvoir respirer. Cela ne rend pas ses nuits plus paisibles. Nommer la blessure, redonner un nom au visage annulé par la flamme, dire, faire et défaire les rives du silence, voilà ce que lui dicte sa conscience. Il doit cerner l’impuissance de la parole face à l’extrême brutalité de l’Histoire, face à la détresse de ceux qui n’ont plus rien, pas même la raison pour survivre et oublier».
Un autre livre, plus connu du commun des mortels, est «Les amandiers sont morts de leurs blessures», un titre beau et tragique, écrit dans le contexte de la guerre en Palestine. Ensuite «Cicatrices du soleil», puis «Le discours du chameau» offrent des poèmes évoquant le désert, le sable, la chaleur du soleil et le parfum du jasmin. Le thème de la mort, comme celui de l’amertume, est omniprésent. L’écriture paraît superbe, énigmatique, on peut se laisser porter par sa musique. Pourtant, il m’arrive de me demander si les mots ne seraient pas interchangeables sans altérer le pouvoir poétique. Alors, le réel risque de devenir vain et de lasser:
«Le jour s’est arrêté dans mes rides depuis que leur machine sanglante et grise est passée sur notre maison. Elle est formidable cette voiture immense qui ouvre sa gueule pour happer le peu de choses qui nous restait: un lopin de terre, un toit et trois amandiers».
«Ne pleurez pas les morts/J’ai appris des sables/J’ai appris de l’arbre/J’ai appris du soleil/Que les morts n’ont pas besoin de nos larmes/Même s’ils sont martyrs printemps ou étoile […] Arbre abattu/Sur l’autre rive du silence/Ne pleurez pas les morts/Demain/Le séisme des mémoires coupables».
Pourtant, moi, aujourd’hui en 2023, je pleure les enfants de cendres en Palestine.
Un rêve littéraire plus fort que tout. Une prière à l’absent que je suis. Mon premier amour est toujours le dernier.
Juste avant l’aurore, je devine les premiers rayons du soleil qui pointent sur la cité blanche de ma naissance. Peut-être est-ce trop tard pour partir. Sans doute j’ai muté à jamais. Je me lève et esquisse un départ. Je veux rester dans la bibliothèque...
Merci, Tahar Ben Jelloun.