"Les personnages de cinéma ont une densité, une présence", commencera par dire Régis Debray lors d'une conférence au FIFM 2013 où il décortiquera les différentes fonctions de l’image. Et les personnages de cinéma ont une telle présence que souvent, dira-t-il, le spectateur fait "des transferts" chez le spectateur : car "le cinéma ne fait pas seulement rêver, il donne des fourmis dans les jambes. Et Régis Debray de se remémorer ce film de 1963, "Il terrorista" de De Bosio, "un film qui m’a impressionné, confiera-t-il, l’histoire d’un résistant liquidé en tant que terroriste. Le genre de film qui marque". Régis Debray évoquera de même, entre autres, Solanas, et donc une plutôt un cinéma engagé, de résistance. Lui-même a touché à cet univers : "J’ai fait un film sur la concession française de Shanghai, ce qui m’a permis de connaître Tchang, le héros du "Lotus bleu". Mais, aujourd’hui, je suis plus éloigné du cinéma. Je ne suis ni philosophe ni cinéaste. Je me suis intéressé à l’image par les cartes du monde et les mappemondes dans les salles de classe", déclarera humblement ce grand penseur, avant d'ajouter avec le sourire : "Je suis plutôt un vagabond professionnel et j'ai abandonné la philosophie depuis longtemps. Ou elle m'a quitté. Je ne sais pas. En tout cas, on s'est quitté bons amis".Les premiers souvenirs de cinéma de Régis Debray? Les films documentaires qu'il allait voir au Trocadéro pour, dira-t-il, "un voyage immobile, dans un fauteuil", pour "voir le monde" : des films qui "m'ont fait découvrir que la vraie vie n'était pas la mienne. qu'il fallait aller plus loin, avec toujours cette idée que le monde est quelque chose à enregistrer. J'ai alors eu, très tôt, envie de prendre une caméra et je suis parti au Vénézuela avec Kassovitz, dans les années 60. Mais j'ai vite laissé tomber la caméra pour participer à la lutte directement". Car c'est l'humain qui intéresse Régis Debray. C'est l'humain et son histoire, sa mémoire, ses douleurs, qui interpellent ce philosophe au point qu'il en a créé à lui seul, comme le dit Noureddine Saïl, "un territoire, la médiologie", espace de réflexion philosophique, ethnologique, sociologique où il sonde les manifestations visuelles des mondes.
Les fonctions de l’imageRégis Debray se qualifiera ainsi, avec humour, de "fils du paléolithique". Parce que c’est à la présence -ou l’absence, d’ailleurs, dont il parlera aussi- ainsi qu’aux différentes fonctions de l’image à travers les siècles et selon les cultures et les réalités politiques et idéologiques, que Régis Debray s’intéresse surtout. L’image renvoie en effet à des finalités différentes. Tout d’abord, elle a une "utilité". "L’image est une réserve de puissance pour se sauver de la détresse". Ainsi, par exemple, ajoutera le philosophe, "l’image met en contact avec les morts et des puissances". L’allusion aux morts n’est d’ailleurs pas sans nous avoir fait penser au Fayoum, ces portraits des morts qui avaient pour fonction de les garder aux vivants, dans cette croyance que l’image les arrachait à la mort. Un bel exemple de l’image qui "sauve de la détresse" de la perte, du deuil.
Pour ce qui est de l’image comme « réserve de puissance », Régis Debray évoquera la grotte Chauvet : « J’ai eu la chance de visiter cette grotte. Les fresques des animaux sont là comme pour capter la puissance de ces animaux. L’image n’est pas une chose inerte », ajoutera-t-il avant de relater cette anecdote : »Cela me rappelle l’histoire de cette empereur chinois qui a demandé qu’on efface la fresque d’une fontaine qu’il avait dans sa chambre parce que le bruit d l’eau l’empêchait de dormir". L’image est donc, conclura-t-il sur ce point, « performative » : « On ne sculpte pas une Vierge Marie pour faire beau, mais pour aller au ciel. Le beau pour faire beau relève d’un plaisir individuel » et d’une autre fonction de l’image, « la fonction esthétique. Enfin, l’image a aussi une fonction économique ». Il faut donc savoir de quelle image on parle. Il y a des mondes d’images".
De l’image dans le sacré au dictat de l’individualismeLa fonction esthétique, à savoir donc l’art, "apparaît dans le monde chrétien quand on ne croit plus en Dieu ; quand on ne fait plus d’images pour prier devant, mais parce qu’on y trouve un plaisir esthétique, intellectuel". Régis Debray fera alors une comparaison entre les civilisations où l’image est présente dans le sacré, et les civilisations dont elle est bannie : "Beaucoup de civilisations, notamment du livre, bannissent l’image. Or, les chrétiens ont eu droit à l’image dès l’an 787 puisque, en daignant prendre une apparence humaine, Dieu a permis l’accès à l’image". Et d’ajouter, avec humour que, donc, "Hollywood est né à Byzance en 787 !"L’image n’est donc pas "sacrilège", dans le monde chrétien. Et cet accès à l’image "a donné un formidable esthétique". Malheureusement, l’image a aussi constitué "un puissant moyen de colonisation. La propagande se fait aussi par l’image. Mussolini avait d’ailleurs bien compris le pouvoir de l’histoire filtrée par les films. Quant aux américains, ils sont parvenus à faire, par le western, de l’esthétique avec un génocide". En fait, conclura Régis Debray, "il y a deux grands gagnants" dans cette évolution et révolution de l’image lancée par cette invention technique décisive qu’est la photographie : la star et le dictateur, fabriqués tous deux par l’image.
Image et révolutions esthétiques
Par-delà cette analyse critique de l’usage individualiste et endoctrinant qui peut être fait de l’image, Régis Debray reconnaît, bien sûr, l’existence d’un univers artistique et s’intéresse, en tant que, dira-t-il, "technophile", aux révolutions qu’a connues cet univers : "Chaque mutation technique invente une nouvelle forme d’art qui n’est pas l’imitation du précédent". Il citera ainsi le chevalet, "une révolution qui a permis de transporter l’image qui n’est plus figée dans une église, chez soi", le passage de la pellicule à la vidéo. Et il est à noter que, à se pencher sur ces différentes révolutions, "ce qui se régénère vient par le bas. Les arts dits "nobles" deviennent vite académiques. Le cinéma était d’ailleurs d’abord considéré comme un art mineur, de divertissement, pour les enfants. Comme la BD qui est en train de devenir un art. Il faut donc se méfier de ce qu’on méprise, car c’est souvent le point de départ d’une germination. Les techniques ont la capacité d’engendrer du merveilleux". Il évoquera ainsi la 3D en parlant d’Avatar, "un grand film", dira-t-il. Or, "on a du dédain aujourd’hui pour la 3D comme on en a eu pour le sonore. On a du dédain pour le numérique dont on dit qu’il est une facilité. Mails il n’est pas impossible que le numérique engendre un art. Il faut laisser au cinéma le temps d’enfanter ses Van Gogh. La peinture chrétienne a bien mis des siècles pour donner naissance à Giotto".




