Quand Pedro Almodovar, fervent lecteur de Leila Slimani, en parle avec passion

L'écrivaine marocaine Leila Slimani et le cinéaste espagnol Pedro Almodovar (photomontage).

L'écrivaine marocaine Leila Slimani et le cinéaste espagnol Pedro Almodovar (photomontage). . DR

Dans un texte publié en exclusivité pour le magazine culturel français «Télérama», le célèbre cinéaste espagnol prend la plume et raconte sa journée du 14 avril, correspondant au jeudi saint en Espagne. Dans ce journal intime, s'invite l'écrivaine marocaine Leila Slimani...

Le 09/05/2022 à 16h24

Entre ennui et mélancolie, le réalisateur de Madres paralelas, son dernier film sorti en 2021, laisse glisser sa plume au fil de ses pensées, ses lectures, ses souvenirs… Une manière de tuer le temps, en cette journée du jeudi saint, pour Pedro Almodovar qui s’est toujours montré très critique dans son œuvre envers la chose religieuse.

Dans ce texte très personnel, écrit à la façon d’un journal intime, le cinéaste parle d’abord d’un roman argentin sur le fanatisme religieux qui l’a captivé, Catedrales de Claudia Pineiro. Puis, c’est au tour d’Andy Warhol de passer sous la plume du cinéaste, à travers le prisme de sa relation avec Jean-Michel Basquiat, ses amours, ses relations sociales, ses différentes personnalités… Autant de facettes de la vie de l’artiste américain qu’Almodovar s’est plu à découvrir dans la série documentaire de Ryan Murphy, Le Journal d’Andy Warhol, diffusée sur Netflix.

Entre deux souvenirs de folles soirées à New York dans les années 90, Pedro Almodovar convie alors Leila Slimani, dont il dit avoir adoré le roman Chanson douce, qui a remporté le prix Goncourt en 2016. Et si le cinéaste espagnol évoque l’auteure marocaine, c’est pour questionner cet exercice d’écriture auquel il s’adonne sur le moment et qui implique un certain enfermement.

Almodovar s’interroge ainsi sur le rapport de Leila Slimani avec l’écriture alors qu’elle écrit Chanson douce. «Elle donne l’impression de l’avoir écrit car il s’imposait à elle ; son point de départ, c’est le besoin de s’enfermer pour pouvoir se consacrer à l’écriture», estime-il avant de la citer, «la réclusion m’apparaît comme la condition nécessaire pour que la vie advienne. Comme si, en m’écartant des bruits du monde, en m’en protégeant, pouvait enfin émerger un autre possible».

Et Pedro Almodovar de jouer cette scène dans son imaginaire si fertile. «Je l’imagine seule dans un lieu d’écriture. Elle ne répond pas au téléphone, elle rejette toute connexion au monde extérieur ; face à l’écran d’ordinateur, elle attend qu’une idée la saisisse ou elle commence précisément à écrire sur cette tension: le vide des jours improductifs». Dans ce tableau fictif, Almodovar ne se reconnait pas. «Son vide, si je puis dire, est différent du mien», écrit-il car, s’il se retrouve aujourd’hui dans cette situation d’isolement qui est la sienne, c’est parce que «je n’ai pas répondu à autrui, je n’ai pas entretenu de vraies relations d’amitié ou j’ai négligé celles que j’avais. Ma solitude est le résultat de mon égocentrisme. Et peu à peu, les gens disparaissent. Les jours comme celui-ci, ma solitude est un poids énorme, peu importe que j’y sois habitué, que je sois un solitaire professionnel», admet-il.

Plongé dans une profonde introspection, Leila Slimani ne quitte pas les pensées d’Almodovar sorti se promener dans Madrid ce jour-là. Ici encore, le réalisateur se raccroche à des bribes de phrases de l’écrivaine qui l’interpellent, le dérangent, le fascinent.

«… Pour écrire, il faut se refuser aux autres, leur refuser votre présence, votre tendresse, décevoir vos amis et vos enfants. Je trouve dans cette discipline à la fois un motif de satisfaction, voire de bonheur, et la cause de ma mélancolie», cite à nouveau Almodovar en pensant à Leila Slimani.

«Je ne suis pas d’accord avec elle, du moins pas complètement, mais il est aussi certain qu’elle est une vraie écrivaine; je ne suis qu’un scénariste ou parfois un adaptateur. J’ai pris ce paragraphe au pied de la lettre et ça ne m’a procuré aucuns bonheur ou satisfaction, mais bel et bien une grande mélancolie», répond Almodovar en son for intérieur dans ce dialogue muet qu’il instaure avec l’auteure marocaine.

Puis, plus loin encore, toujours plongé dans des pensées nourries par Leila Slimani, il reprend, «elle me servira de guide et de prétexte, tout comme elle l’a fait – dans ce livre qui me passionne, Le Parfum des fleurs la nuit– sur une proposition de son éditrice de passer une nuit entière enfermée dans un musée».

«Dans le livre, comme moi en ce moment mais avec bien plus de talent et de meilleures choses à raconter, Slimani se laisse porter par les œuvres exposées pour ses seuls yeux, parfois sans les comprendre, mais elles déclenchent en elle un retour à son enfance à Rabat, au sens véritable de l’écriture, à son père et aux deux cultures auxquelles elle appartient –le Maroc et la France– sans se sentir complètement française ou complètement marocaine, comme si elle était assise entre deux chaises, une fesse sur chacune d’elles», poursuit Almodovar fasciné par cette expérience inédite vécue par l’écrivaine et par le livre qui en a résulté.

Il la cite à nouveau: «Etre seule dans un lieu dont je ne pourrais pas sortir, où personne ne pourrait entrer. Sans doute est-ce un fantasme de romancier. Nous faisons tous des rêves de cloître, de chambre à soi où nous serions à la fois les captifs et les geôliers». Et Almodovar de répondre: «cette pensée me terrifie. Peut-être car je ne suis pas romancier ou simplement car je souffre d’une forme extrême de claustrophobie. Le livre est absolument fascinant et je l’ai lu d’une traite. Toutes les pages sont soulignées, mais je ne suis pas d’accord avec nombre des idées exprimées. Et ce constat suscite chez moi un plaisir étrange».

Puis, le cinéaste espagnol s’interroge, lui l’homme profondément athée, sur le fait de devoir accepter son sort, qu’il soit bon ou mauvais, comme l’avance Leila Slimani en prenant pour exemple les musulmans pour qui la vie sur terre n’est que vanité.

«Ce sont des mots durs pour un athée comme moi. Je n’accepte pas, comme elle le dit, que la présence de l’homme dans ce monde soit éphémère et qu’il ne faille pas s’y accrocher. Le caractère éphémère de notre existence est indiscutable, mais la seule chose à faire est de s’y accrocher. D’instinct, on cherche une raison et une explication, nous sommes des êtres pensants» écrit-il, se reconnaissant dans l’affirmation de Slimani selon laquelle les hommes peinent à accepter la cruauté du destin.

«Là, je crois qu’elle parle de moi», dit-il avant de confier, admiratif, «j’aime les écrivains qui parlent d’écriture et citent constamment les propos d’autres écrivains; le livre de Slimani en est empli».

Par Zineb Ibnouzahir
Le 09/05/2022 à 16h24