Au sud-ouest de la capitale économique, les strates géologiques semblent immobiles, figées depuis des millénaires. Pourtant, il suffit de gratter quelques centimètres de sédiments pour faire surgir un autre monde, celui où apparaissent les premières traces de l’occupation humaine la plus ancienne au Maroc. À la carrière Thomas I, les archéologues exhument chaque année des milliers de fragments, éclats, galets et outils. C’est dans cet univers qu’un récit prend forme, celui d’une humanité capable de penser, choisir, anticiper et transmettre.
Les recherches menées sur l’unité L de la carrière Thomas I constituent aujourd’hui la base la plus solide pour comprendre l’Acheuléen ancien en Afrique du Nord. Les travaux révèlent un éventail technique d’une diversité rare: grands outils façonnés, petits éclats débités avec diverses méthodes, lamelles fines obtenues par des procédés étonnamment précis.
Pour le professeur Abderrahim Mohib, auteur d’une récente étude consacrée aux comportements techniques dans l’Acheuléen ancien nord-africain de la carrière Thomas I, ce degré de sophistication est la preuve que déjà, il y a plus d’un million d’années, les premiers habitants de la région maîtrisaient une science intuitive de la matière.
Ce que l’Acheuléen révèle sur nos ancêtres
Pour saisir la portée de ces découvertes, il faut comprendre ce qu’est réellement l’Acheuléen. Le mot peut sembler abstrait, presque savant, mais il désigne l’une des plus grandes révolutions techniques de l’histoire humaine. Il s’agit d’une culture préhistorique du Paléolithique caractérisée par la fabrication de grands outils en pierre taillée.
Avant l’Acheuléen, les outils étaient obtenus par percussion simple, un bloc frappé contre un autre pour obtenir un éclat tranchant. Cette méthode, bien que fonctionnelle, restait aléatoire. Rien n’était véritablement planifié. Avec l’Acheuléen, l’humanité entre dans une autre dimension. Le geste devient réfléchi, organisé, anticipé. La pierre cesse d’être un simple caillou. Elle devient matière à sculpter.
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Concrètement, l’Acheuléen se reconnaît par plusieurs innovations. D’abord, la fabrication de grands outils façonnés, souvent symétriques, comme les haches en pierre, les pics ou les grandes lames. Leur forme n’est pas le fruit du hasard. Elle est le résultat d’un travail patient qui peut demander des dizaines de coups contrôlés. Ensuite, l’émergence de véritables choix techniques. Les artisans sélectionnent leurs roches en fonction de leur usage. Ils préparent les blocs. Ils adaptent leurs gestes. Ils savent que certains matériaux permettent des tranchants plus fins, d’autres des outils plus résistants.
Et c’est là que le site de la carrière Thomas I prend toute son importance, car ce qui pourrait sembler n’être qu’un amas de pierres livre en réalité une lecture précise des gestes et des choix techniques des premiers tailleurs du Maroc. Selon le professeur Abderrahim Mohib, la carrière Thomas I est un site clé pour comprendre les processus culturels qui ont conduit au premier peuplement du pays et à l’émergence de l’Acheuléen en Afrique du Nord.
A. Localisation de la carrière Thomas I sur la carte de l'Afrique du Nord. B. Membres 1 à 4 de la formation Oulad Hamida.
L’unité L de la carrière Thomas I occupe une place particulière dans l’étude de la préhistoire marocaine, puisqu’elle a livré l’un des plus importants ensembles d’outils attribués au premier Acheuléen du nord de l’Afrique.
Cet ensemble, riche et varié, repose sur l’utilisation de deux types de roches présents dans l’environnement ancien, le quartzite et le silicite. Ces matériaux ont servi de support à des méthodes de taille très différentes, révélant une organisation technique qui dépasse largement l’idée d’un savoir-faire rudimentaire, fait savoir le professeur.
Dans les quartzites, on observe d’abord une production entièrement dédiée aux grands outils façonnés, ceux que les chercheurs appellent les Large Cutting Tools. Ces pièces massives, réalisées à partir de grands blocs, avaient pour finalité la création d’outils pointus comme les haches de main ou les pics, outils emblématiques de l’Acheuléen. Plus rarement, les tailleurs poursuivaient une autre forme, celle d’outils à tranchant transversal, qui regroupent les haches de main dont le tranchant est perpendiculaire à l’axe de l’outil et les hachereaux. Ce travail exigeait une planification précise, car la forme finale était pensée dès les premiers enlèvements d’éclats, explique-t-il.
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À côté de ces grands outils façonnés, les quartzites servaient aussi à une autre activité, beaucoup plus centrée sur les besoins quotidiens. Les artisans extrayaient en effet de petits et moyens éclats par différentes méthodes de débitage. Ces éclats, parfois produits très rapidement, suivaient la forme naturelle du galet et n’étaient pas retouchés ensuite. Ils étaient utilisés tels quels, comme des couteaux jetables, adaptés à des tâches simples mais indispensables.
Cette dualité se retrouve également dans le travail des silicites. D’un côté, ces pierres étaient exploitées pour obtenir de très petits éclats, parfaits pour des découpes fines et des gestes rapides. De l’autre, les tailleurs utilisaient des galets de silicites pour détacher des pseudo-lamelles, longues et minces, obtenues selon une méthode contrôlée qui révèle une étonnante précision technique. La présence de ces lamelles dans un Acheuléen aussi ancien représente l’un des aspects les plus remarquables du site.
L’ensemble de ces observations permet de dresser un portrait nuancé des premiers artisans du Maroc. Leur activité ne reposait pas sur un seul modèle technique, mais sur un ensemble diversifié de schémas conceptuels. Ils adaptaient leurs stratégies aux formes des roches, aux besoins du moment et aux propriétés de chaque matériau. Cette flexibilité et cette variété sont la marque d’une véritable culture technique, bien plus élaborée qu’on ne l’avait imaginé pour cette période ancienne, estime le professeur Abderrahim Mohib.




















