Notre darija et la leur

Mouna Hachim.

ChroniqueNotre récit est inspiré de l’histoire d’un film en dialectal marocain, doublé en dialectal égyptien…

Le 11/01/2025 à 11h01

C’est un film en dialectal marocain, doublé en dialectal égyptien pour s’assurer, dit-on, une plus grande ouverture sur le monde arabe.

Présenté d’abord dans le cadre de la 45e édition du Festival international du film du Caire, son titre passe -notez bien la subtile nuance!- de «Ana machi ana» à «Ana mouch ana»!!

Il ne m’appartient pas de remettre en question les choix linguistiques du réalisateur ni les stratégies marketing de promotion et de diffusion, mais la thématique demeure frappante dans un contexte où les réseaux sociaux ont multiplié les échanges et donné à voir et à entendre, instantanément, quelques dialogues de sourds en «patois» locaux, notamment entre intervenants marocains et malcomprenants, ou feignant de l’être, issus du vaste monde arabe, désorientés, pour certains d’entre eux, devant un dialecte réduit au stade de sabir incompréhensible.

Je ne m’attarderai même pas sur certaines réactions des principaux intéressés, à savoir les Égyptiens eux-mêmes, pour qui le film en question semble destiné en priorité dans cette version, avant de servir de tremplin à sa diffusion.

Le critique de cinéma et écrivain égyptien renommé, Tarek El Shennawi, lance quelques flèches assassines en direction du film marocain dans un article et ajoute, en ce qui concerne le public de son propre pays, que «l’assistance dans la grande salle ne croit pas au dialogue qu’elle entend, comme si elle se trouvait face à des personnages de cartoons. »

Il privilégie de ce fait le sous-titrage rédigé dans ce qui est appelé «un dialecte blanc», placé dans un rang intermédiaire entre le classique et le vernaculaire.

De quoi faire œuvre de pédagogie en incitant l’oreille à se familiariser avec la langue, et l’esprit, à explorer d’autres constructions mentales et d’autres univers culturels!

Tout a été dit sur la traduction et sur la complexité du processus qui dépasse la simple transposition de mots d’une langue à une autre pour impliquer des ajustements qui peuvent altérer l’original.

Ce n’est pas pour rien que le vieil adage décrète sans ambages: «traduttore traditore», soit, «Traducteur, traître!» ou: «Traduire, c’est trahir», si vous préférez!

C’est d’autant plus insensé qu’il est question ici de dialectes dérivés tous deux de l’arabe pour évoluer clairement, au fil du temps, sous l’influence de différents facteurs.

Un peu comme si un film argentin, colombien ou mexicain était doublé en Espagne ou qu’un film réalisé dans la «Belle province» était doublé en français de France.

Qu’on se souvienne des réactions provoquées à la suite de la diffusion sur Canal+, en mode sous-titré, de la mini-série du réalisateur québécois Xavier Dolan, «La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé», adaptée de la pièce éponyme, du dramaturge Michel Marc Bouchard, et dont la version doublée fut assimilée par certains journalistes québécois à «un non-sens», «une négation de la francophonie», «une insulte au français parlé au Québec»…

Tabarnak!!! Imaginons un peu le tollé si la série avait été doublée!

Normal! Sans en avoir l’air, la question soulève la question fondamentale de l’identité, voire de l’autorité, tout en interrogeant le préjugé selon lequel un dialecte parmi d’autres soit considéré comme une norme de référence.

Tout dépend, en tous les cas, de l’angle selon lequel on se place. Car interrogée sur les vertus de ce doublage du film marocain, une célèbre actrice égyptienne a justifié le procédé et expliqué la difficulté de compréhension de notre darija par la présence de mots en «farançaoui».

C’est oublier que tous nos pays ont forgé un langage vivant au croisement de diverses cultures s’affirmant comme une forme de résistance au formalisme dominant et comme espace privilégié de la communication et de la créativité.

C’est oublier aussi que si le dialectal marocain comprend effectivement (outre la part amazighe fondamentale) quelques mots en français, en portugais ou en espagnol, de la même façon, l’égyptien s’est enrichi du copte, du grec, du persan, du turc, de l’anglais, de l’italien et même du farançaoui

En vrac, nous reviennent en mémoire quelques mots fleurant bon le terroir mais dont l’origine est ailleurs: tarabeza, fanous, faraoula (termes d’origine grecque pour désigner respectivement la table, la lanterne ou la fraise); efendi, hanem, abla, khawaja, osta, agzakhanah, oda, arika, baqchich (tous issus du monde turc). Du français: abajoura, autobis, abonné, diplôme, occazione…; ou encore, de l’italien: bagno, guanto, balyatcho (dérivé de Pagliaccio dans le sens de clown et bateleur) …

Quant au copte, considéré comme «le stade final de la langue égyptienne pharaonique» et devenu langue liturgique des chrétiens d’Egypte, outre ses influences naturelles, syntaxiques et grammaticales, il laisse leur nom à quelques villes d’Egypte comme Fayoum (Phiôm, «Pays du lac»), Assiout, Assouan ou Damanhur…

Il existe de ce fait une différence notable entre la «fosha», propre à l’écrit et la «amiya», relevant du domaine de l’oralité et présentant plusieurs particularités phonétiques par rapport à l’arabe classique et aux autres dialectes arabes.

Entre autres exemples: la consonne « qaf » est presque aspirée dans la prononciation en Egypte, pour donner un son similaire à la lettre a; tandis que le j devient un g, appelé à juste titre «jim égyptien». Les deux cas, illustrés en une phrase, donneraient à peu près ceci: «Inta gamil awi awi!». Pas très phonétiquement et grammaticalement orthodoxe, comme vous le pouvez le constater!

Et quand la diva Oum Keltoum, «Astre d’Orient», nous enchante avec sa merveilleuse mélopée au titre bel et bien arabe, «Alf lila ou Lila» et que surgit un «Izzay», répété tel un écho envoûtant, personne ne va briser le charme et aller s’enquérir de la place exacte de ce vocable dans les dictionnaires de langue.

Bref, si le dialecte égyptien est le plus compris et le plus influent du monde arabe, ce n’est pas en raison d’une supposée «pureté» ou d’une plus grande proximité avec l’arabe classique, mais davantage parce qu’il est l’élément clé de la culture populaire, diffusée anciennement à travers les médias audio-visuels, la musique et le cinéma.

Il n’appartient qu’à nous d’imposer avec fierté notre culture au lieu de sacrifier la diversité sur l’autel de l’uniformisation, voire de l’effacement.

Par Mouna Hachim
Le 11/01/2025 à 11h01