Artiste plasticien iconoclaste, dont l’œuvre a marqué de son empreinte le paysage de l’art contemporain au Maroc, Mohamed El Baz est décédé dans la nuit de samedi à dimanche 26 mai, à l’âge de 57 ans. Ses créations, regroupées sous l’intitulé évocateur de «Bricoler l’Incurable», ont dessiné un sillon singulier, brouillant les frontières des disciplines artistiques, défiant les conventions et transgressant les classicismes.
Dans les textes qui suivent, certains de ses amis, proches, collaborateurs, partenaires ou confrères rendent, chacun à sa manière, un hommage appuyé, autant à l’artiste qu’à l’homme, évoquant son talent, sa créativité, sa sensibilité, son humanité et l’impact profond qu’il a eu sur chacun d’eux.
Brahim Alaoui, historien de l’art et commissaire d’exposition
Nous sommes immensément attristés par la perte de notre ami Mohamed El Baz qui était apprécié pour son ample talent, l’étendue de sa culture visuelle et par sa personnalité altruiste et bienveillante.
Issu de la diaspora marocaine en France, ayant bénéficié d’études supérieures à l’École des beaux-arts de Paris-Cergy et d’une formation au prestigieux Institut des hautes études en arts plastiques à Paris, Mohamed El Baz développe une œuvre en forme de perpétuel recommencement baptisée «Bricoler l’incurable». Ce qui renforce sa conviction selon laquelle «l’art n’est utile que si ça répare quelque chose dans (son) rapport intime au monde».
À son retour au Maroc en 2005, Mohamed El Baz a fécondé la scène artistique marocaine en y insufflant une conception esthétique où le cheminement intellectuel prime sur la réalisation formelle, et il y développe une pratique émancipée des voies classiques de la représentation, en phase avec les enjeux culturels et sociaux de notre époque, non dénuée de sensibilité, de dérision et de plaisir.
J’ai eu le privilège de collaborer avec Mohamed El Baz lors des nombreuses expositions que j’ai organisées en Europe, en Afrique et dans le monde arabe, et je peux témoigner qu’à chaque fois, l’artiste faisait preuve d’adaptation, de créativité, de curiosité et d’audace, tout en restant à l’écoute de son intuition.
C’est avec un grand respect et beaucoup de tristesse que nous partageons nos condoléances avec sa famille et ses proches.
Rajae Benchemsi, écrivaine et présidente de la Fondation Farid Belkahia
Passage - Transition obligatoire - Contrainte irréfragable - De la naissance à la mort, tisser des œuvres, tisser son œuvre - traverser le temps en tentant d’en rassembler les instants, les moments, les débris.
Mohamed El Baz! Triste douleur! Irrépressible! Si jeune il n’est déjà plus!
Cependant, ses interrogations, à fleur d’être, sont là, disséminées dans le désir insatiable de tendre vers une possible unité. Œuvre limite et de la limite, elle aura, tout au long de sa courte existence, témoigné de l’oscillation constante entre exister et inexister.
La mort, même dans l’art, a toujours le dernier mot, mais elle ne réduit jamais l’artiste, talentueux, au silence.
En 2018, la Fondation et le Musée Farid Belkahia, donnent carte blanche à Mohamed El Baz pour, à travers de nombreuses décennies, faire se dialoguer l’avant-garde des années soixante de l’École des beaux-arts de Casablanca avec celle d’un jeune artiste aux installations surprenantes par la profondeur de leurs enjeux et dont l’intelligence ne laissait jamais place au sérieux qu’aurait pu revendiquer son questionnement.
Parmi plusieurs installations, conçues pour cette manifestation, La classe morte me paraît la plus emblématique de ce travail. En hommage à Kantor, La classe morte occupait le grand espace de la salle de conférences, le Diwan al Majaliss. D’immenses yeux, rouges et bleus, pointés vers des bancs d’écoliers, amplifiaient le thème de la mise en abîme où, des enfants-vieillards aux acteurs-pantins, s’est glissé, subrepticement, l’œil perçant, critique et tout embué de douleur, de Mohamed El Baz, sur le devenir-temps de l’humanité.
De cette rencontre, riche et pleine de tendresse, il me restera toujours en mémoire, son sourire, doux et affable, son regard profond où luisait la blessure de l’éternelle question: qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que l’humanité et quel remède «incurable» peuvent «bricoler», comme il se plaisait à dire, l’art et l’artiste pour, sans cesse, reculer le désespoir.
Tahar Ben Jelloun, écrivain et artiste peintre
Nous perdons un grand artiste, discret, élégant, avec un imaginaire toujours en éveil à la recherche de la faille à saisir et à mettre en scène. Un homme de grande culture, sa curiosité n’excluait ni la fantaisie ni un réalisme si situant ailleurs de la réalité. Une grande perte pour la scène artistique et pour le Maroc. Mes condoléances à sa famille et ses amis.
Chourouk Hriech, artiste plasticienne
Cher Mo… tu nous quittes. De ta vie passée à «bricoler l’incurable», à défier la mort et à embrasser le «Love Suprême», nous héritons d’une œuvre qui réussit à mêler l’intime à l’universel, le quotidien à l’Histoire, une œuvre qui ne cessera de dialoguer avec nous et les générations futures, une œuvre qui nous pousse à réfléchir, à ressentir, à questionner. Partout, dans chaque fragment, détail… tes musiques en images comme les échos de ta vision, ou comment les gestes du quotidien, les révoltes silencieuses et les fragments de vie peuvent se transformer en une résistance poétique. Tu en es la preuve. Magicien discret, tu changes la douleur en art, révélant les plaies béantes sans chercher à les panser, mais à les affronter avec une honnêteté déconcertante. Ton projet, qui n’a cessé de se déployer en mille facettes, nous a appris à voir la beauté dans l’échec, la puissance dans l’impuissance. Architecte de la mémoire, recomposant les mondes, tu laisses à nous Marocains un vide immense. Ton œuvre de bricoleur infatigable, la voix de ta rage sensible sont et resteront un hommage à la vie. Ta lumière et ton doux sourire continuent de briller même face à l’incurable chagrin de ton départ. Adieu, cher ami, et que vogue ton navire.
Ton amie, Chourouk.
Nadine Descendre, historienne de l’art et commissaire d’exposition
Mohamed El Baz, avec un seul m, le prénom de l’humilité, de celui qui se fait plus petit et plus modeste par rapport au prophète de l’Islam.… C’est ainsi. C’était ainsi, pour lui. «Ce prénom est moins digne de louanges, mais aussi moins lourd à porter», me disait-il. Avec deux m (Muhammad), la confrontation aurait été inégale, trop ambitieuse et sans doute inutile… El Baz était de la race des modestes, des doux, des amis à la fidélité inégalée. Et pourtant, il était aussi le feu, l’engagement, l’indignation faite homme. Son emportement contre la marche du monde, ses imperfections et ses injustices, il en avait fait le projet de sa vie d’artiste.
Ce bricoleur d’images, dont la fonction première, dont il s’était doté lui-même, était de réparer un monde imparfait, de tenter d’y remédier coûte que coûte, même si cela s’avérait de plus en plus une mission impossible, même si Bricoler l’incurable allait avoir de moins en moins de chance d’aboutir. Mais comment parler d’un tel artiste, ainsi, à vif? Évoquer une complicité et une amitié sans faille, en ressentant une telle peine? C’est impossible.
Sinon, pour moi, me remémorer la joie de ces centaines d’heures partagées à travailler ensemble à la préparation de la monographie éditée chez Skira dans la collection de Brahim Alaoui. À savoir, se souvenir de ces journées entières de recherches, de souci d’exhaustivité, d’interrogations, de fous rires… et de repentirs réciproques quand il nous fallait élucider pourquoi et comment il en était arrivé à la mise en espace de telles pièces aux formes remarquables et intrigantes, s’offrant à une enrichissante multiplicité d’interprétations. Le chagrin de sa perte est d’autant plus âpre que la sidération n’est pas passée et l’apaisement risque de se faire attendre longtemps. Au revoir, Mohamed avec un seul m. Tu avais l’âge de mes enfants.
Mehdi Qotbi, président de la Fondation nationale des musées
Mohamed El Baz se distingue par un esprit novateur, par sa créativité et sa personnalité unique. Je garde en mémoire le souvenir d’un homme dont le sourire illuminait tout autour de lui, et d’une grande générosité humaine. La Fondation nationale des musées lui a offert carte blanche à l’occasion de la première Biennale d’art de Rabat, où il avait rassemblé six artistes de la jeune scène marocaine et pris le temps de les guider et de les encourager. Son esprit de partage et sa bienveillance ont créé une atmosphère propice à la créativité et à l’épanouissement. Aujourd’hui, alors que je me remémore ces souvenirs, je suis convaincu que son héritage perdurera à travers les œuvres qu’il a créées, les artistes qu’il a inspirés et les nombreuses personnes qu’il a touchées.
Fouad Laroui, écrivain et économiste
J’ai été bouleversé par l’annonce du décès de notre ami Mohamed El Baz, l’un de nos artistes les plus créatifs. Quelques jours avant cette nuit tragique, il m’avait parlé avec enthousiasme des propositions qu’il avait faites dans le cadre d’un projet d’installations sur un campus universitaire. Nous nous réjouissions de les voir réalisées. Hélas, ce ne sera pas le cas. Mais l’œuvre riche et variée qu’il laisse nous console de ce rendez-vous manqué.
Bernard Marcadé, critique d’art et organisateur d’expositions indépendant
J’ai eu la chance de rencontrer Mohamed El Baz quand j’étais professeur à l’École nationale supérieure de Paris-Cergy, à la fin des années 1980. Il était entré en 4ème année, après des études de l’École des beaux-Arts de Dunkerque. J’ai tout de suite apprécié sa curiosité et son originalité tant artistique que personnelle.
J’ai suivi l’évolution artistique de MEB, nous avons même partagé de nombreuses expériences (je pense bien sûr d’abord à l’exposition Le Milieu du Monde au CRAC de Sète en 1993, à Africa Remix en 2005, mais aussi à Sentences on the Bank… and Other Acivities qu’Abdellah Karroum avait organisé en 2010 en Jordanie à Darat Al Funun). Nous discutions avec passion de ses grands «chantiers» que sont «Niquer la Mort» ou Bricoler l’incurable », chantiers qui font de lui un artiste important de la scène internationale. Il reste qu’il demeure difficile pour moi de distinguer l’artiste de la personne. Et si aujourd’hui les tristes circonstances nous obligent à lui rendre hommage, je ne puis séparer les éléments qui font de lui un grand artiste et une très belle personne.
Simon Njami, écrivain, critique d’art et commissaire d’exposition
L’enfant terrible.
J’ai un souvenir de Mohamed que nous nous racontions systématiquement à chacune de nos rencontres. C’était la veille de l’exposition Africa Remix au Centre Georges Pompidou. Ayant appris que Total était l’un des sponsors, Mohamed est venu me voir pour me proposer une modification du texte qu’il comptait écrire sur le mur derrière son installation. Je lui ai, bien entendu, donné mon feu vert. Le lendemain, jour de vernissage, le cortège officiel (qui comptait directeurs, ambassadeurs et présidents) a opéré un détour stratégique en découvrant l’œuvre qui ouvrait l’exposition et le texte qui l’accompagnait: TOTAL MENT AFRICAIN. Cela allait provoquer, m’a-t-on dit plus tard, le courroux de la direction de Total. C’était Mohamed: provocation et spontanéité lucide. Autant de traits qui font cruellement défaut à l’art contemporain. L’enfant terrible que le fruit défendu n’effrayait pas doit s’amuser à où il se trouve. Je l’espère.
Meryem Sebti, Directrice de Diptyk magazine
Mohamed El Baz, une quête du détail.
Ce qui me bouleverse, en repensant au titre générique de son travail «Bricoler l’incurable, détails», c’est le mot qu’on ne voyait pas et qui ce matin me saute aux yeux: «détails».
Bricoleur de talent, Mohamed El Baz rassemblait des détails d’images, d’actions, de paroles pour un grand projet dont nous n’avons vu que le squelette. Il y avait chez lui un talent de divination. Comment expliquer ces «photofeu» qui parviennent à tisser, par le génie de l’image, un impossible lien entre un homme politique français qui explose en vol et un pousseur de charrette tunisien qui s’immole par le feu? Chaque fois qu’on a cru le cerner, on faisait fausse route. Facétieux, pour Daba Maroc en 2012, au BPS 22 à Charleroi, nous avions assistés, hilares, avec Mounir Fatmi, à une performance qui consistait pour des étudiants d’art à raser, torses nus, des tapis, produisant un spectacle que n’auraient pas renié les Surréalistes.
Récemment, El Baz me parlait d’un projet pour la Place Jemaa el Fna. «El Muaalakat»…
«Je pense à eux (Belkahia, Chebâa, Melehi, Hamidi, Ataalah, Hafid), des esprits perchés, qui avaient à cœur d’échapper à la route tracée pour eux. Une conscience de ce qui allait advenir ensuite, pour le Maroc, pour l’Afrique, pour une autre conception du monde. Je veux réactiver cette énergie, cette volonté d’égal à égal…»
El Baz aurait mérité une armée de régisseurs, producteurs, curateurs, faiseurs de miracles pour donner vie aux mille projets qui naissaient dans son esprit cultivé, fragmenté et souvent fulgurant.
Nous aurions tous voulu avoir l’héroïsme de rassembler, à ses côtés, les morceaux dont il avait l’intuition qu’ils formaient un tout.
L’œuvre puissante survit à l’artiste.
Nadia Sabri, présidente de l’Association internationale des critiques d’art (Aica) section marocaine, écrivaine, historienne de l’art et commissaire d’exposition
Une âme critique.
Questionnant le monde défaillant, et animé de l’impératif de bricoler dans l’incurable, Mohamed El Baz nous lègue une œuvre rare, foisonnante de points de départ et de projets jusqu’au bout maintenus en élaboration. C’est que l’artiste maniait l’art de la distance, de l’auto-distanciation, de l’apparition et de la disparition incisive. Tout un vocabulaire de l’humain moderne qu’il aurait assumé jusqu’au bout.
Son livre dis-paru aux éditions de la contrebande (Trabendo) fut le point de départ et le point final d’une œuvre entièrement tournée vers l’incurable perte originelle, et l’ultime nécessité de bricoler dans ses territoires.
Sans doute, est-ce là même l’âme critique de Mohamed El Baz.
Abderrahim Yamou, artiste peintre
Il y a quelques années j’ai prêté ma maison de Tahannaout à Mohamed El Baz pour qu’il y passe quelques jours au vert en famille. Le lieu leur a plu, la région aussi, les enfants étaient heureux. La graine du lien avec Tahannaout était semée.
Quelques années plus tard, il a décidé de construire non loin de chez moi, comme deux autres amis avec lesquelles on a créé une association pour le développement éducatif et culturel en milieu rural.
Le premier objectif de l’association, dont il était vice-président, était de créer une école maternelle gratuite au sein de notre Douar. Mohamed El Baz, comme à son habitude, a pris la chose à cœur.
Grâce à son énergie et aux liens privilégiés qu’il a su tisser avec beaucoup d’artistes. Le projet lui doit énormément. L’école est aujourd’hui prête à accueillir les premiers élèves en septembre prochain. Elle s’appellera École maternelle Mohamed El Baz.
Farid Zahi, écrivain, traducteur et critique d’art
«El Baz est parti». La phrase foudre désignait-t-elle le Mohamed ou l’homonyme que j’ai connu avant toi ?… L’idée insoutenable de penser à TOI, toi avec qui j’ai partagé pendant mes deux années de séjour à Marrakech des moments bricolés au fil des pérégrinations et des voyages dans le monde de la philosophie et du cinéma… Il est parti. Le «Il» devenait cet innommable que je n’osais penser. Les mots gèlent dans ma bouche. Ma bouche asséchée n’ose plus mot. Je ne peux parler de toi qu’au présent éternel, ni écrire ton absence, ton éloignement, ta disparition insoutenable que métaphoriquement. Ton air d’enfant qui refuse de grandir projetait autour de toi une ambiance d’amour et de fraternité loin de tout narcissisme «créateur». Toi qui pensais inlassablement l’incurabilité de l’être. L’inconsistance de l’art. Le bricolage comme style d’existence à fleur de corps. Contrairement à beaucoup d’autres artistes que j’ai eu l’occasion de côtoyer, de connaître ou de méconnaître, Tu avais un projet, un style, un regard et un cœur qui embrassait le monde… Tel ce Jean-Luc Godard auquel tu ressemblais et dont on louait ensemble la singularité… Ces mots silencieux, pour t’accompagner dans ton ultime voyage… Toi, le voyageur infatigable !