Les confidences de Tahar Ben Jelloun après ses retrouvailles avec Boualem Sansal et Kamel Daoud

Boualem Sansal, Tahar Ben Jelloun et Kamel Daouad réunis lors d'un déjeuner organisé le 1er décembre 2025 par Antoine Gallimard, à Paris.

Boualem Sansal, Tahar Ben Jelloun et Kamel Daoud réunis lors d'un déjeuner organisé le 1er décembre 2025 par Antoine Gallimard, à Paris.

Lundi 1er décembre, à Paris, les trois auteurs se sont retrouvés pour la première fois depuis la libération de Boualem Sansal, à l’occasion d’un déjeuner organisé par Antoine Gallimard, le patron de la maison d’édition éponyme. Avec sa spontanéité légendaire, Tahar Ben Jelloun nous restitue les échanges entre les trois écrivains qui apprennent beaucoup sur l’état d’esprit de Boualem Sansal… et la cruauté du régime d’Alger.

Le 02/12/2025 à 13h24

Le mois de décembre a débuté sous le signe des retrouvailles et de l’amitié pour l’écrivain Boualem Sansal, fraichement libéré des geôles algériennes où il était détenu depuis un an, mais aussi pour ses nombreux soutiens. Après avoir revu il y a quelques jours les membres de son comité de soutien, ainsi que des concitoyens à l’instar du journaliste Mohamed Sifaoui, l’écrivain et essayiste franco-algérien, accompagné de sa femme Naziha, a cette fois-ci retrouvé, à l’occasion d’un déjeuner organisé dans l’appartement parisien d’Antoine Gallimard, son éditeur, de vieux amis ainsi que des journalistes qui, d’une façon ou d’une autre, ont œuvré pour sa libération. Parmi ces amis de longue date, Kamel Daoud et Tahar Ben Jelloun.

«C’était la première fois que je le revoyais depuis sa sortie. On est tombés dans les bras l’un de l’autre, c’était très émouvant», confie pour Le360 Tahar Ben Jelloun. Ce jour-là, Boualem Sansal se montre très joyeux, en pleine forme et drôle. Avec ses proches enfin réunis, il rit, raconte, ironise, entre deux confessions pourtant pénibles qui lui laisseront des traces indélébiles. Dans la voix de l’écrivain et artiste peintre marocain, l’émotion est palpable. Boualem Sansal, il le connaît de longue date. Ensemble, ils ont voyagé, passé de bons moments ensemble, beaucoup échangé, quand bien même leurs points de vue politiques divergent parfois. Mais la politique n’était pas à l’ordre du jour en ce 1er décembre, si ce n’est celle qui gangrène l’appareil étatique algérien et qui a valu à Boualem Sansal d’être kidnappé un 16 novembre 2024 à Alger, puis emprisonné en raison de ses points de vue.

À ce sujet, Tahar Ben Jelloun nous explique être tombé des nues, en découvrant que dans la même prison que Boualem Sansal se trouvaient aussi, incarcérés, «un ancien premier ministre, un chef de la police, beaucoup de journalistes, d’opposants politiques, de manifestants du Hirak, tous traités comme des prisonniers de droit commun». Et de narrer une anecdote recueillie auprès de Sansal à qui cet ancien premier ministre aurait confié «avec moi, tu n’aurais jamais été en prison». Une phrase qui sonne comme la confirmation que les décisions de justice sont prises de façon arbitraire par le président Tebboune.

Le récit de son rapt puis de son incarcération, Boualem Sansal l’a repartagé autour de ce déjeuner en compagnie de ses amis. L’attente pendant de longues heures à l’aéroport d’Alger, la cagoule placée sur sa tête, son transfert, ses conditions de détention, la grève de la faim qu’il a menée pendant une dizaine de jours quand on lui a refusé de voir son épouse… L’auteur du Village de l’Allemand se moque tour à tour de la bêtise de ses geôliers, puis raconte, en riant, les visites au parloir de sa femme. «Il était très surveillé. Quand sa femme venait, ils se parlaient au téléphone car elle était derrière une vitre, et tout était enregistré. Ils avaient donc convenu d’un langage codé, mais il oubliait les codes et ne savait plus ce que voulait dire sa femme», raconte Tahar Ben Jelloun en riant. Sans langue de bois, avec humour et ironie, Boualem Sansal s’est confié sans entrave. Car contrairement aux précautions qu’il tentait de prendre à son arrivée en France quant à certains éléments de langage, l’écrivain quasi-octogénaire parle librement, nous confie Tahar Ben Jelloun. «On lui a suggéré un droit de réserve, de ne pas attaquer l’Algérie, mais il est passé outre une fois revenu en France», poursuit-il, raison pour laquelle, «ils (les responsables du régime d’Alger) ont désactivé son passeport».

En effet, l’annonce a été faite, il y a quelques jours, par des médias algériens proches du régime et certains journalistes opposants, réfugiés en France. Alors que Boualem Sansal a déclaré à plusieurs reprises son intention de se rendre au plus tôt en Algérie afin, notamment, de récupérer ses effets personnels, et surtout son téléphone et son ordinateur, le régime d’Alger a répondu à l’écrivain en «désactivant» son passeport algérien. Autrement dit, si d’aventure, il décidait de se rendre à nouveau en Algérie, il lui faudrait le faire avec son passeport français et de fait, demander un visa, qui bien entendu… ne lui sera jamais délivré. Dans cette réaction, il faut aussi voir le courroux du régime algérien suscité par les propos tenus par Sansal dans la presse française, et plus précisément au sujet du Sahara oriental dont l’écrivain a réaffirmé l’appartenance historique au Maroc. «Il l’a redit hier, il a été puni pour avoir rappelé un fait historique», révèle Tahar Ben Jelloun.

«Heureusement que le gouvernement algérien vient de désactiver ton passeport», a lancé d’emblée Tahar Ben Jelloun à son ami, expliquant être désormais «tranquille» car «il était capable de repartir et avait l’air déterminé à le faire». Pourtant, «tu sais mieux que moi à qui tu as affaire!», lui a-t-il rappelé, ne comprenant pas sa ferme intention de retourner en Algérie et de se mettre en danger. Mais Boualem Sansal n’en démord pas. Bien que «profondément blessé» par cette nouvelle, il maintient: «je vais y aller quand même et je vais contester cette décision!».

Car ce qui pousse en grande partie Boualem Sansal à vouloir s’y rendre, outre l’espoir d’une réparation de l’injustice commise à son égard, c’est la volonté de récupérer son ordinateur et son précieux contenu: le dernier roman sur lequel il travaillait. «Il l’avait presque terminé, il était en train de le relire», précise Tahar Ben Jelloun qui comprend que «la peine de prison a été aggravée par le fait d’avoir perdu le travail d’une année. Je ne sais pas s’il aura l’énergie, le courage de le réécrire, c’est très difficile». L’espoir de récupérer son travail repose désormais sur une demande qui sera formulée par son avocat au procureur algérien. Y accèdera-t-il? Difficile à dire tant les réactions de ce régime sont imprévisibles.

Si Boualem Sansal garde espoir, sa bonne humeur chevillée au corps, Kamel Daoud paraît, quant à lui, bien plus sceptique, de l’avis de Tahar Ben Jelloun, avec lequel l’auteur de Houris a partagé son point de vue sans concession sur son pays natal. «Kamel a fait un portrait de l’Algérie très radical», explique-t-il, soulignant la schizophrénie d’un régime aux mains de «fous furieux» qui a d’ailleurs mis une cible dans le dos de Daoud, lequel lui a confié «ne plus pouvoir faire une rencontre dans une librairie sans qu’il y ait quatre ou cinq gardes du corps ou des policiers qui le protègent». Sans compter les menaces d’extradition qui pèsent sur lui dans certains pays et qui lui ont notamment valu d’annuler son voyage en Italie le 16 juin dernier, au festival culturel milanais La Milanesiana.

Le point de vue de Kamel Daoud sur l’Algérie, Tahar Ben Jelloun le partage. «C’est par la haine que le régime algérien se maintient au pouvoir. La haine de la France. La haine du Maroc. Jamais les pontes du Système n’y renonceront, il faut qu’on le sache. À toutes les mains tendues par Sa Majesté, ils ont répondu par l’insulte, la diffamation et la vulgarité», s’indigne Tahar Ben Jelloun. Ce dernier ne se berce donc pas ou plus d’illusions quant à un changement qui surviendrait tant que les caciques du régime algérien fondent leur légitimité sur la haine de la France et du Maroc. En cela, Kamel Daoud partage le même avis, explique-t-il et lui aurait rappelé que «depuis que les frontières sont fermées, soit depuis trente ans, il y a toute une génération d’Algériens qui croient tout ce qu’on leur dit au sujet des Marocains. Il y a toute une génération qui n’a pas de recul et qui croit toutes les propagandes anti-marocaines instituées par le régime. C’est très grave», poursuit-il. Et de nuancer toutefois sa pensée en précisant «je ne dis pas que tout le peuple algérien est contre nous, mais tout est fait pour qu’il le soit», mentionnant non seulement la propagande faite par le biais des médias algériens mais aussi à travers des lobbies en France.

Mais pour l’heure, Boualem Sansal est libre et c’est tout ce qui compte. «Il était très heureux de retrouver tous ses amis autour de lui. Ça l’a réaffirmé, consolidé dans son être, ce qui est très important. Je dirais qu’il a pris une force nouvelle. Je le sens fort maintenant, très fort, dans le sens où il a une audience absolument internationale, qu’il avait avant d’ailleurs», analyse Tahar Ben Jelloun. Quant aux nombreux soutiens que compte l’écrivain algérien au Maroc, il en a entendu parler lors de sa détention, nous révèle son ami. «Je lui ai posé la question, et il m’a dit que de temps en temps, il arrivait à savoir des choses, mais pas beaucoup».

Désormais, toutes les pensées sont tournées vers Christophe Gleizes, le journaliste sportif français emprisonné en Algérie et dont la justice décidera du sort demain, le 3 décembre. Sera-t-il libéré ou fera-t-il davantage les frais des tensions franco-algériennes dans un pays où on emprisonne les intellectuels pour leurs points de vue? «Je me rends compte d’une chose. C’est la chance que nous avons au Maroc. Les écrivains sont aimés. Ils sont respectés. On ne connaît pas ce genre de situation. C’est une différence énorme entre nous et je me rends pleinement compte de cela», conclut Tahar Ben Jelloun.

Et parce que jamais le slogan de Paris Match n’aura été autant de circonstance– «le poids des mots, le choc des images»– on le lui emprunte volontiers pour décrire une photo prise lors de cette rencontre entre les trois hommes de lettres, algériens et marocain, immortalisant cette belle journée de décembre: Boualem Sansal, Tahar Ben Jelloun et Kamel Daoud s’étreignent et posent pour la postérité tout sourire. Un beau pied de nez à leurs nombreux détracteurs, ceux qui les taxent de traitres et de sionistes, mais aussi une belle preuve que l’amitié et le respect perdurent au-delà des frontières, de la haine et de la propagande.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 02/12/2025 à 13h24