Par une pluvieuse journée, amateurs et étudiants se sont rués vers la médiathèque pour partager un "Thé à la menthe "avec Isao Takahata qui n’a fait qu’enchaîner les interviews, sans se départir de son humilité légendaire. La séance a été animée par Alexis Hunot et la traduction assurée par Ilan Nguyên. Deux jours auparavant, beaucoup avaient écrasé une larme lors de la projection de son ultime film, adapté d’un conte de la tradition nippone, “ Le conte de la princesse Kaguya”. Lors de cette conférence-débat, nous avons surtout découvert un réalisateur à l’art traditionnel, particulièrement humain et sensible dans son approche du cinéma.
Rien ne semblait prédestiner cet étudiant en littérature française, fan de Masaoka et de Jacques Prévert, passionné de cinéma, qui ne parle pourtant pas un seul mot en français. Interpellé sur ses lacunes linguistiques, il répondra avec la franchise innocente qu’on lui connaît. "J’ai fait de la littérature française théoriquement; en réalité, je séchais mes cours car ceux-ci étaient programmés tôt le matin, et je préférais rester au lit".
Il entre au studio d'animation de la Tôei, après être tombé par hasard sur une annonce à laquelle il répondra, et travaillera en tant qu’assistant réalisateur sur son premier film Ankokugai saidai no kettô (Le grand duel du quartier des ténèbres). Il se liera ensuite d’amitié avec deux sommités de l'animation, Yasuji Mori et Yasuo Ôtsuka, ainsi qu'avec Hayao Miyazaki, jeune recrue pleine d’ambition. Il fera ses débuts en tant que réalisateur dès 1963 sur des épisodes de la série télévisée Ken, L'enfant loup. Faisant preuve d'un talent incontestable, Otsuka le chargera en 1965 de réaliser "Horus, prince du soleil", une épopée médiévale et fantastique qui n’aura pas le succès escompté, et les deux compères se retrouvent mis à l’écart par la Toei, qu’ils ne tarderont pas à quitter pour collaborer à des séries telles que Lupin III (1971-72) et Heidi (1974), après Gauche le violoncelliste et Kié la petite peste, deux longs métrages réalisés au début des années 1980.
L’animation lui était tout à fait inconnue, confie- t-il. "J’ai été très vite confronté aux techniques des métiers de l’animation, aux conventions du genre, telles qu’on les pratique au Japon. La technique de l’animation japonaise est assez proche de la peinture; à la manière de ces rouleaux de peinture que l’on déroule, il faut d’abord créer un décor, au sein duquel les personnages devront évoluer".
Si Miyazaki et Takahata sont rivaux, ils ne s'en complètent pas moins. Tous deux rêvaient de long-métrages, de films aboutis, d’originalité, d’innovation artistique et technique. En 1984, il co-réalisent une épopée féministe et écologique, "Nausicaä de la vallée du vent", qui tranche par son originalité avec les productions de l’époque. C’est le premier long-métrage officiel du studio Ghibli. Quelques décennies plus tard, leur relation reste mitigée. Takahata dénigrera, avec un cynisme non dissimulé, la conférence de presse qu’avait donnée son confrère pour annoncer son départ à la retraite, le sommant de faire de même. Proposition que Takahata déclinera: "Je ne voyais pas l’intérêt d’organiser une conférence pour dire que je prenais ma retraite. Miyazaki a pris sa retraite, moi je ne la prends pas mais j’accuse mes 78 ans, les choses continuent tout naturellement…" Quoi qu’il en soit, cela fait bien ressortir le rapport qui unit les deux éminences, fait à la fois de complicité et de rivalité.
L’auteur d’une dizaine de chefs-d’oeuvre, pour la plupart adaptés de romans, de contes, de poèmes ou de mangas et truffés de références à la peinture et à la poésie nippones, se voit comme un cinéaste littéraire. Son approche de l’animation est empreinte d’un naturalisme confondant qui puise dans toutes les possibilités mimétiques. Perfectionniste, il admet se focaliser sur chaque mouvement, s’attardant sur une profonde analyse de la gestuelle. Son trait, qu’il veut onirique, il le mue et le délie selon les expressions. Son style? Justement, il n’en a aucun, Isao Takahata n’a pas qu’un seul style mais toute une palette qu’il décline au gré de ses convictions. Cette particularité lui a permis de ne pas s’attacher à une seule forme de dessin, passant d’une adaptation à l’autre. Ses réalisations sont d'une incroyable richesse thématique, du mélange de merveilleux et de néoréalisme, à la comédie désopilante, en passant par le drame dans toute son horreur, jusqu’ aux petits bijoux d'animation primitifs et naïfs. Le pétillant septuagénaire admettra toutefois ne pas être fan des fantasmagories baroques et prône le classicisme authentique.
La trivialité du quotidien est au cœur des œuvres de Takahata qui conçoit un cinéma d’animation à taille humaine. Ainsi, le "Tombeau des lucioles", poignant mélodrame qui jette une lumière crue sur l’horreur de la guerre, est un drame au réalisme quasi documentaire et au fort pouvoir d’évocation, adapté du roman semi-autobiographique d'Akiyuki Nosaka, intimement lié à un traumatisme personnel de Takahata. L’oeuvre tranchante ne rechigne pas pour autant sur l’onirisme par quelques incursions dans le merveilleux apporté par les lucioles qui adoucissent quelque peu le déchirement d’une fratrie livrée à son propre sort à travers le Japon de 1945 dévasté par la Seconde Guerre mondiale.
S'il exploite avec brio le dessin réaliste, Takahata s'est aussi essayé à des univers loufoques. "Pompoko" est une fable douce-amère qui tend vers le burlesque en relatant les aventures des tanuki, qui se battent pour empêcher des humains de s’installer sur leurs terres. Avec "Mes Voisins les Yamada", sorte de sitcom hilarant, ou "Souvenirs goutte à goutte", Takahata signe un nouveau virage dans sa carrière. Fin psychologue, il mélange savamment gravité et bouffonnerie.
L'avenant octogénaire s’est prêté allégrement aux questions réponses de l’assistance, narrant ses débuts tout à fait hasardeux dans le monde de l’animation, sa relation équivoque avec son ami et rival Miyazaki, ses inspirations. Pour Isao Takahata, toutes les histoires qu’il souhaite raconter laissent une liberté interprétative. Son dernier chef-d’œuvre, tout en épure et en abstraction, "Le conte de la princesse Kaguya", a été présenté en ouverture du festival. L’œuvre a un trait proche du croquis, qui tend parfois vers l'abstraction. "Un tracé qui s'interrompt parfois, qui a une épaisseur changeante, qui rend compte de l'énergie des personnages" et veut laisser de l’ouverture, solliciter l'imagination du spectateur.
"J’aime la particularité qu’ont les courts métrages, celle de saisir un instant donné et le mettre en image, dans un temps concis pour un moment de partage", souligne-t-il après la projection de quelques courts métrages qui auront marqué son parcours, dont des séquences de «Jours d’hiver», qu'Isao présente comme une œuvre collective, un patchwork d’imaginaires créatifs; une oeuvre tirée d'un des recueils de haiku de Bashô Matsuo, un des plus grands poètes japonais, et initiée par Kawamoto Kihachirô, maître de l’animation de marionnettes, qui proposa au maître de s’unir à un collectif d’animateurs internationaux pour concrétiser ce projet, dont le résultat a donné une série de 36 très courts métrages.