Faïrouz, c’est tout ce qu’il nous reste

Karim Boukhari.

ChroniqueIl était communiste et probablement athée. Il ne pouvait que vivre à la marge de la marge du monde arabe, condamné à la solitude et au statut d’éternel incompris. Et pourtant.

Le 02/08/2025 à 09h00

Comme ça Faïrouz, la grande Faïrouz, a enterré son fils Ziad, le dernier et peut-être le plus génial des Rahbani. Sans son mari Assi, sans ses beaux-frères Mansour et Elias, il ne restait plus que Ziad pour accompagner la grande dame du Liban. Et voilà que même Ziad est parti.

Un ami à moi avait l’habitude de dire: «Faïrouz, c’est tout ce qu’il nous reste». C’est malheureusement plus vrai que jamais. Ce que mon ami voulait dire, c’est que les grands noms de la chanson arabe ont quitté le monde depuis un certain temps, déjà: les Mohammed Abdel Wahab, Farid El Atrache, Asmahan, Abdel Halim Hafez…

Faïrouz était et reste le dernier représentant d’un monde et d’une époque qui ne sont plus. Peu importe, au fond, que la Libanaise s’inscrivait souvent en faux contre tous ces grands noms. Elle ne leur ressemblait pas et avait quelque chose de différent à partager avec ses admirateurs. Soit. Il n’empêche qu’ils étaient tous des géants, des monstres sacrés. Ils incarnaient une certaine grandeur arabe.

«Mais Ziad Rahbani est parti plus loin encore: il l’a connectée à la génération d’après, celle d’aujourd’hui, qui aime le jazz, le funk et même une certaine idée du rock»

Faïrouz incarne une autre arabité. Fière et droite comme un «i». Ou comme les cèdres du Liban.

Assi Rahbani et ses frères ont su lui fabriquer un tapis et une espèce de velours sur lesquels elle a déroulé, en toute majesté, son port altier et son chant extraordinaire. Mais Ziad Rahbani est parti plus loin encore: il l’a connectée à la génération d’après, celle d’aujourd’hui, qui aime le jazz, le funk et même une certaine idée du rock. Le rock ici est à prendre au deuxième degré: rock, ça veut dire rebelle, jeune, irrévérencieux, complètement iconoclaste.

Une chanson comme «Kifak inta», publiée en 1991 (alors que le texte a été écrit plusieurs années avant, Faïrouz ayant longtemps hésité avant de le chanter) illustre ce tournant. Sur une triste mélodie au piano, Faïrouz se lamente sur un amour perdu, un ancien amant perdu de vue, qu’elle invite (à demi-mot) à une nouvelle nuit d’amour, alors qu’il est désormais un respectable père de famille et un homme rangé. Rangé et rongé.

La chanson avait fait scandale à l’époque, avant de devenir un classique absolu, un énorme succès. Cette chanson et d’autres, comme «Oudak rannan» et «El Bosta», ont donné un nouveau souffle à Faïrouz, un nouvel air de jeunesse.

Si Faïrouz est tout ce qu’il nous reste, c’est parce que Ziad, entre autres, le compositeur de «Saalouni ennass», «Shou hal ayyam», «Ayshe wahda balak» et «Ana mouch kafer», a su prendre le meilleur de la musique arabe et le combiner avec les rythmes et vibrations du monde. Que du haut du panier. La chair de poule. Avec son piano sautillant, sa voix grave (quand il daignait pousser un bout de chant), sa poésie, son sens de l’ironie et son communisme chevillé au corps et à l’âme. Son athéisme désespéré aussi.

Eh oui, mon ami, il ne nous reste plus que Faïrouz. Dieu la garde!

Par Karim Boukhari
Le 02/08/2025 à 09h00