Quand Nick et Laura m’avaient appelé pour les dix ans de leur mariage, j’avais d’abord répondu qu’il m’était impossible de me joindre à eux, au prétexte que j’avais la tête sous l’eau. En vérité, je me sentais mal, mais je n’entrais pas dans les détails, je ne voulais pas les alarmer. Je n’avais jamais parlé à personne de la maladie dont je souffrais depuis longtemps. Mais je m’étais fait violence et j’avais sauté dans un bus pour être avec eux. J’ai donné le change, personne n’a pu se douter que je n’étais pas au mieux de ma forme. Laura avait cru que je ne viendrais pas. Elle était heureuse de me voir! Elle m’a même gratifié d’un joli compliment. Mais je sentais le mal gagner du terrain si nul ne le voyait. Il gagnait du terrain de jour en jour. J’avais cru, qu’en raison de cette maladie, je ne connaîtrais jamais une passion, que je serais privé d’une belle histoire d’amour. Et voilà que le sort, pour se rattraper, mettait sur ma route une femme qui promettait de faire de moi le plus heureux des hommes!-Je n’exige de toi qu’une seule chose, me supplia-t-elle, un jour.-Mais tu peux tout exiger de moi, répondis-je innocemment. Tout!-Ne me demande jamais qui je suis ni d’où je viens!-A quoi bon ces détails? A quoi bon savoir d’où on vient et qui on est? Je t’aime, mon amour, et cela seul compte! Seul l’amour compte!Seul l’amour compte! Deux êtres qui se reconnaissent et qui se donnent sans entraves! Je lui ai dit un jour: Je pense certaines fois que seul l’amour peut sauver le monde! Elle s’était penchée sur moi, et elle avait posé sa bouche sur mon front. Mais encore faut-il que le monde se mette en position de vouloir être sauvé! Je comprends maintenant cette réflexion de Simpson, qui pouvait sembler cynique par moments. Il ne l’était pas! Il était simplement un peu plus lucide que la plupart d’entre nous. Il ne se laissait pas séduire par de bons mots ou de jolies formules. Il avait connu tous les théâtres où s’était joué, à un moment ou à un autre, le destin du monde, mais il n’avait pas besoin de faire son numéro en société comme il arrive souvent à ceux qui ont connu une certaine gloire de le faire. Il m’a dit, un jour: Buddy, je ne crois pas que vous vous protégiez suffisamment. J’étais impatient d’emmener Meg Broncovitch au Maroc, pour lui présenter les miens. J’étais sûr que ma pauvre mère serait heureuse de la connaître. Respectueuse et tolérante, il ne lui importait pas que je vive avec une femme issue de notre terre et de notre religion. Mais Meg a disparu un jour, sans laisser de traces, ni d’adresse.J’ai cru que je ne retrouverais jamais plus la raison. Je ne voulais rien savoir des craintes de ceux qui se disaient mes amis. Je les éconduisais quand je ne les envoyais pas paître. Rien ne m’importait, du lever au coucher du soleil, que de chercher Meg comme un fou dans les rues de Londres. Je ne me rendais plus au siège du journal. Je pouvais rester de longues heures, au bord de la Tamise, à observer les eaux noires du fleuve. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. On voulait savoir ce que je devenais. Allez-vous faire pendre, ai-je hurlé un jour sous ma douche. Simpson m’a laissé quantités de messages: Que se passe-t-il, Buddy? Mais je n’ai répondu à aucun d’entre eux. Laura n’a pu être d’aucun secours. Je croyais qu’elle me cachait quelque chose, mais elle ne savait rien de Meg. Nick était incapable de me dire où je pouvais la retrouver. Où l’avaient-ils connue? Et qui était-elle? Ces questions, que je ne m’étais pas soucié de leur poser, revenaient maintenant avec force. Etait-elle un ange ou un démon?Je fis du porte à porte, je demandai à tous ceux qui auraient pu la connaître ou qui avaient échangé un mot avec elle, au cours de la soirée chez Nick et Laura… Mais personne ne fut en mesure de me dire le moindre mot sur Meg Broncovitch. J’en vins à me demander si cette femme mystérieuse avait vraiment existé, si elle n’était pas le seul fruit de mon imagination. Je devins l’ombre de moi-même. Puis je perdis mon emploi. C’était dans l’ordre logique des choses, j’étais resté un bon mois sans rien faire.Mrs Jenkins s’inquiéta encore. La pauvre femme conspira avec Senior Alves pour me faire accepter un peu d’argent. Je bus le peu d’économies que je possédais. J’errai dans les rues de Londres. Non loin de Victoria, trois hooligans, qui revenaient d’un match de foot, m’ont pris à parti. Ils avaient un pitbull et ils voulaient le lancer contre moi. Je n’avais pas de forces. Mais je n’avais pas le choix. Je me jetai contre eux. Etais-je résolu au pire, comme le laissa entendre dans son procès-verbal un officier de police? Je n’avais fait que me défendre, je les ai poussés violemment pour pouvoir fuir et me mettre à l’abri. Mais c’est moi qui passai la nuit au poste. Cette injustice m’a servi d’électrochoc. Dès ma sortie du poste, j’allais voir Simpson.-Ah tiens, enfin! Mais qu’est-ce qui vous arrive, Buddy?Je voulais lui présenter mes excuses pour n’avoir pas été à la hauteur de la confiance qu’il avait placée en moi. Il m’a annoncé qu’il ne pouvait pas me reconduire. Ce que je comprenais très bien.Nick voulait m’employer dans son cabinet, mais j’ai refusé. Car cela ressemblait à de la charité et je voulais tout sauf ça. Il m’a alors recommandé à un notaire de ses amis dont la famille possédait le monopole du coton vers l’Amérique du Nord, à l’époque de la guerre d’indépendance et qui faisait, depuis quelque temps, des affaires avec les monarchies du Golfe. (On disait aussi qu’elle leur fournissait des armes, pour se protéger contre des attaques toujours possibles dans la région, mais je n’ai jamais eu de preuves pour étayer cette thèse). Le notaire m’a pris à son service pour faire du rangement, dans le quartier de Black Friar. Ce n’était pas un foudre de guerre. Il aimait les plaisirs de la vie, les belles voitures, les belles femmes… Son seul mérite était d’être né dans une famille pourvue du nécessaire et de l’accessoire. Il passait dès qu’il le pouvait son temps sur la Côte d’Azur.Je n’étais pas dans les mêmes dispositions que Bartleby, je n’aurais pas rechigné à faire les plus dégradantes corvées. Toujours sur le pont, j’ai mérité le pain que je mangeais. Je n’ai eu que les félicitations de mon employeur. Il me voyait rarement, mais on le tenait informé de mon travail. Il m’a exprimé dans une lettre la joie qu’il avait de me compter au nombre de ses employés. Puis il a remercié Nick de lui avoir permis de prendre, ce sont ses mots, une perle à son service. En vérité, je crois que ce jugement n’avait pour but que de flatter Nick. Car je n’avais rien fait d’exceptionnel. J’avais seulement rempli une fonction qu’on me demandait de remplir et qui consistait en des gestes répétitifs. Ce n’est pas dans un tel poste qu’on s’épanouit. Il y a mieux pour exercer son intelligence et donner la mesure de son talent. C’est un emploi où le cerveau tourne au ralenti et c’est justement là où le bât blesse. On atteint très vite une limite qui peut avoir des conséquences fâcheuses: il n’est pas impossible qu’on soit amené à prendre le monde en aversion. Car vous tenez le monde, à tort ou à raison, pour responsable de ce qui vous arrive!A l’autre bout de la ville, une vieille femme, Mrs Jenkins, craignait que je me lasse de cette vie sans éclats et que je décide de faire une croix sur l’Angleterre pour retourner chez moi. Car on ne vient pas, à l’évidence, de si loin pour faire une semblable corvée. Quitter l’Angleterre! C’était sa hantise! Senior Alves était, lui aussi, taraudé par cette peur.Puis j’ai retrouvé un emploi de pigiste. Une nouvelle gazette se lançait et mon profil précisément convenait bien. Je n’étais pas en position de négocier mon salaire et les conditions de travail, mais un ange gardien -Simpson- se portait garant. Il dit combien son protégé était une valeur sûre. J’ai appris cela plus tard, et bien incidemment. Simpson avait agi dans la plus grande discrétion, étant très lié par une vieille amitié avec le directeur de la nouvelle gazette; ils avaient travaillé au bureau de la BBC à New Delhi.J’ai croisé Simpson, un an plus tard.-Alors, comment ça va, Buddy?- Ça va, dis-je, sans entrer dans les détails.Ça n’allait pas très fort, sur le plan santé. Mais j’avais connu des moments plus difficiles. Peu de temps après, j’ai rencontré Nancy, une musicienne accomplie. Nous avions la même façon de voir les choses, mais ça ne pouvait pas marcher, même si le temps laissait croire qu’il avait fait son œuvre et pansé les blessures, je pensais sans cesse à Meg Broncovitch, je voulais savoir qui était cette femme et pourquoi elle avait disparu si brusquement.