Séisme d’une langue «Coups de soleil», coups de sang, coups de feu, coups d’amour, coups de lames dans la terre et la chair. Le dernier roman de Valérie Morales Attias, qui s’ouvre d’emblée sur une secousse de la terre et de la chair, de la terre-chair flagellée sang dans le ciel bleu d’une Algérie qui gronde à sa liberté, en ce jour charnière de juillet 1962, est d’une force rare. D’une force telle que l’on craint, à vouloir le résumer, d’en gâcher la richesse. Car l’événement est dans cette plume saisissante, dans l’imaginaire d’une langue qui laissera frappés dans vos pupilles les mondes qu’elle vous aura déroulés, comme s’ils s’étaient déroulés sous vos yeux. Et vous garderez en mémoire, en vous, non seulement les ébranlements, les éruptions de mondes éclatés rouges dans la peau bleue du jour, mais jusqu’à la moindre tremblée des regards et des lèvres, « le regard par en dessous » d’une mère, jusqu’au plus petit pli dans un front, au plus secret des frissons des silences, les silences d’une femme qui soudain, comme sa terre natale en ce 5 juillet, décide de briser les chaînes qui l’enroulent.
« J’avais 16 ans le jour où tu m’es tombé dessus ». Elle a 16 ans, la narratrice, quand elle nous tombe dessus, trébuche parmi les morts sous le corps-bouclier d’un jeune homme qui recouvre le sien pris tout à coup, comme cette terre natale qui s’était mise à tonner en ce 5 juillet, entre la mort et la vie, la fureur et l’amour, la débâcle et ce bleu, là, du ciel. La mort pour la vie, la fureur pour l’amour qui lui « tombe » dessus, ce jour-là, pour la première fois, ce jour où le monde, son monde, bascule. Elle a 16 ans quand ce jeune homme l’entraîne là haut, à l‘abri. Et ils attendront là, plusieurs jours, que se taisent les cribles de la révolution, tandis que se libèrent en elle les images des lieux, les images des siens, les mémoires coloniales.
Mais l’indépendance, pour cette jeune pied noir, sonnera le moment de l’exil et d’une nouvelle histoire d’oppression. Elle part, en effet, pour la France où elle rencontrera son futur mari, Pierre-Henri, patron de l’usine où elle travaille. "Pierre-Henri. Mon complice dans l’infortune conjugale. Malgré sa nature autoritaire, classique autorité de classe, sa culture humaniste est chez lui une vraie dignité. Il est aussi un petit frondeur. C’est une grande gueule. Un Américain. De temps en temps, quand il fait beau, une désinvolture de cow-boy, un raccourci à la civilisation. Sa frivolité à lui, ce sont les santiags sur le séculaire, faire leur fête aux valeurs familiales. Mon mari dans ses ivresses fait péter l’Amérique ! Et quand ce grand bourgeois entre en crise, il croque McDo comme un cochon et son rire de mayonnaise est une transgression puissante. Hélas, Pierre se vante souvent de ses minuscules libertés. Une naïveté d’altesse." Tel est le portrait de cet homme, décrit avec un humour grinçant. « Portrait de celui qui perdra la guerre », dit l’auteure. Portrait de celui dont la famille jauge avec mépris la « pied noir » qui fait intrusion dans leur vie. Portait d’un époux qui la plonge dans « une solitude effroyable » en cumulant les amantes mais qui, oui « perdra la guerre », le jour où elle retrouve, à l’âge de 40 ans, ce premier amour qui lui était tombé dessus là-bas, en Algérie, et qui lui offrira sa revanche sur la vie.
Un roman vertigineux de métaphores et de mises en abîme. Où le sens ne cesse de se déplacer, se démultiplier. Où le rouge et le bleu d'un jour d'Algérie rejailliront soudain, à Nîmes, un jour de corrida. La mise à mort, mais ce ciel bleu, impassible, apparemment indifférent. Ce ciel qui se fera femme, incrédule, fière et digne, préparant la chute de son bourreau. Une femme dont on ne saura pas le nom. La narratrice n’a pas de nom. Signe de déni, d’existence volée, de cette déshumanisation que l’on inflige à l’opprimé ? Non. Suprême liberté.