Dans une mémoire qui se déploie comme une vaste plaine balayée par le galop des chevaux, «La vie, l’honneur, la fantasia» (Éditions Mialet-Barrault, 2025) de Fouad Laroui s’ouvre sur une scène d’une intensité épique, où la tradition se mue en drame fatal. Le narrateur, alors enfant de dix ans, assiste à une Tbourida – parade équestre ancestrale du Maroc – qui bascule dans l’irréparable. Les cavaliers, parés de gandouras flottantes et d’ornements chatoyants, lancent leurs montures dans l’arêne, se dressant sur leurs étriers pour brandir leurs fusils avec une grâce guerrière. Mais au lieu de décharger leurs armes vers le ciel, comme le prescrit le rituel immémorial, ils visent avec une précision collective la tribune d’honneur, abattant Arsalom, ce notable corrompu dont la présence souille le patrimoine.
Laroui dépeint ce moment avec une vivacité qui saisit l’âme: «La troupe s’ébranle. Elle marche au pas, puis l’allure augmente et c’est le galop. Le chef lance un deuxième cri. Les cavaliers se dressent sur leurs étriers et brandissent haut leurs fusils. Le chef donne le troisième signal. De la bouche de chaque fusil jaillit l’éclat de lumière et puis c’est la déflagration, une seule détonation faite de quinze autres, sinistre, effrayante, qui retentit dans le ciel. Arsalom se redresse, hagard, les yeux exorbités. Il porte la main à son cou, titube, pantin désarticulé à la chemise ensanglantée, fait quelques pas puis s’effondre au pied de la tribune.»

Des décennies plus tard, ce souvenir obsédant hante le narrateur devenu adulte, qui entreprend une quête introspective, tissant les fragments de son enfance avec des récits oraux glanés au fil des veillées, des éclats d’imaginaire collectif et des strates historiques. Enfant, il n’était que spectateur émerveillé par le spectacle; adulte, il se fait enquêteur, historien des mœurs, dissecteur des traditions et des hiérarchies sociales qui ont ourdi ce geste fatal. À travers ce maillage subtil, Laroui interroge le mystère d’un «crime parfait», où quinze centaures deviennent les artisans d’une justice tribale: «Ils sont quinze, quinze centaures qui s’alignent de part et d’autre de leur chef, la tête haute, le port altier. C’est à peine si on les distingue du côté opposé de l’arène, là où se dresse la tribune dite d’honneur, mais que la seule présence d’Arsalom (assis au premier rang dans un fauteuil, jambes écartées, cigare au bec) suffit à profaner.»
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Le cheval, figure ambivalente, plane sur cette trame narrative: à la fois fardeau maudit et flambeau illuminant une lignée, monture sacrée et sacrifiée, il symbolise l’honneur ancestral face aux tourments de la modernité. De génération en génération, le roman explore ainsi les abysses d’un destin partagé, où le rituel équestre masque les rapports de force et les vengeances latentes, invitant le lecteur à méditer sur l’impossible réinvention d’une société ancrée dans ses mythes.
Une exécution comme alibi
L’enquête du narrateur, qui reconstitue avec minutie les circonstances de cet assassinat collectif, révèle comment une exécution rituelle peut servir d’alibi à une vengeance clanique, brouillant les frontières entre tradition et crime. L’enfant, initialement fasciné par les rites sans en saisir la profondeur, cède la place à l’adulte qui scrute les faits, évalue la légitimité de l’acte et interroge la moralité d’une justice autoadministrée. Laroui dépeint ce processus comme une remontée aux sources sociales: les querelles tribales, les codes d’honneur immémoriaux et les structures claniques qui ont convergé vers ce drame. Le personnage d’Arsalom émerge comme l’archétype du parvenu corrompu, ascensionnant d’un petit voyou des quartiers populaires à un notable redouté, dont les malversations et les crimes accumulés en font une cible inévitable pour un règlement de comptes. Son portrait est esquissé avec une ironie mordante, soulignant ses dérives.
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Le roman pose ainsi une question centrale: faut-il se faire justice soi-même? L’assassinat, perpétré sous le couvert d’une fantasia, illustre l’esprit solidaire du clan: parmi les quinze cavaliers, l’un tire une balle réelle, mais tous se solidarisent, rendant impossible l’identification du coupable. Ce geste collectif lave la souillure infligée au groupe. Cette reconstitution, nourrie de souvenirs et de récits transmis, révèle les mythes qui masquent les rapports de force. Arsalom, en personnifiant les abus du pouvoir, justifie a posteriori l’acte: son élimination spectaculaire, devant une foule médusée, transforme la parade en tribunal populaire. Laroui interroge ainsi la notion d’honneur comme pilier social, où le collectif prime sur l’individu, et où le crime, loin d’être gratuit, s’inscrit dans une logique culturelle profonde. La frontière floue entre vengeance et justice met en exergue la brutalité inhérente aux structures claniques, où la tradition sert d’alibi à une exécution qui, tout en étant condamnable, apparaît comme inévitable dans le tissu social marocain dépeint par l’auteur.
Un hymne au cheval et à la tradition de la Tbourida
Pourtant, l’enquête sur l’assassinat n’est qu’un prétexte astucieux, un fil conducteur qui entraîne le lecteur dans les abysses d’une tradition équestre millénaire, celle de la Tbourida, dont Laroui chante les louanges avec une érudition poétique. Le roman plonge dans les siècles, remontant aux origines de cette parade guerrière, où les cavaliers arabes et berbères simulaient des charges militaires pour affirmer leur bravoure et leur unité. Mais Laroui en transcende la simple description pour en faire un hymne vibrant à l’harmonie entre l’homme et la bête, au cœur battant du patrimoine marocain.
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«La Vie, l’honneur, la fantasia» de Fouad Laroui se révèle comme une méditation profonde sur les entrelacs du passé et du présent, où le crime inaugural devient le prisme à travers lequel s’illuminent les complexités de l’honneur marocain. Le cheval, figure centrale et ambivalente, est élevé au rang de symbole sacré: monture fidèle, incarnation de l’honneur ancestral, il porte en lui les légendes mythiques qui éclairent le drame. Le narrateur explore la race de ces animaux, leurs origines fabuleuses, tissant des récits où le cheval n’est pas un simple outil, mais un flambeau illuminant une lignée: «la race de celles-ci [les montures], tout ce qui pourra éclairer ce qui s’est produit.» Des légendes rapportées sur l’origine mythique des chevaux montés par les cavaliers enrichissent le texte, évoquant des créatures nées des vents du désert ou des larmes des dieux, fardeaux pesants comme une malédiction sublime, mais aussi vectrice d’une réinvention impossible face au monde contemporain. Laroui détaille les rituels avec une précision ethnographique: les selles richement ornées, les fusils à crosse ouvragée, les appels rauques du chef, tout concourt à une esthétique de la noblesse populaire sans particule nobiliaire, affirmant sa grandeur par les actes et le caractère.
Cette célébration n’élude pas la violence latente: la Tbourida, en simulant la guerre, masque les tensions claniques, transformant la parade en arène de justice. Pourtant, Laroui en fait un plaidoyer pour la préservation des traditions, où l’honneur collectif transcende l’individuel. Le roman entrelace ainsi l’enquête avec des méditations sur l’évolution de ces pratiques, du moussem de Moulay Abdallah Amghar aux manifestations contemporaines à El Jadida, soulignant comment le cheval incarne la continuité d’une identité marocaine face à la modernité disruptive. L’auteur révèle comment la Tbourida, au-delà du spectacle, infuse dans l’âme des hommes la nécessité de l’honneur, plaçant le lecteur au cœur d’une culture où le galop des chevaux résonne comme un écho éternel des ancêtres.
«La Vie, l’honneur, la fantasia», Fouad Laroui, 170 pages. Éditions Mialet-Barrault, 2025. Disponible en précommande dans les librairies.












